Terres lorraines est le premier roman d'Emile Moselly, commencé vraisemblablement en 1902 à Orléans où il est professeur, puis poursuivi en Lorraine, à Chaudeney-sur-Moselle, durant un congé qu'il obtient en octobre 1902 (congé qui durera deux ans). Avec Jean-des-Brebis (1904) et les nombreuses nouvelles parues principalement dans la revue Le Pays Lorrain en 1905 et 1906 (Le miracle de la Saint Vincent, Le retour - nouvelle intitulée Le Soldat dans Les Retours - , La Vie lorraine, son Fî, Nuits lorraines...), la vocation régionaliste de Moselly s'affirme. Ou plutôt l'attrait pour une peinture littéraire de sa région natale, même s’il est né à Paris, devient prépondérant dans son œuvre.
Pierre Goudot note que c'est en mars 1902, alors de retour à Chaudeney pour les vacances, que Moselly trouve "une vallée maussade, austère, boueuse, noyée sous la pluie. Immédiatement des images d'un passé dur remontent à la mémoire et, pendant une quinzaine de jours, il fera une chasse systématique aux souvenirs : le vrai visage de la Lorraine, qui s'était quelque peu estompé, lui réapparait enfin : le cadre et le climat rude expliquent l'homme ; sa sympathie en est accrue, il retrouve lui-même ses racines profondes et les apprécie. Sa décision est prise : il sera le chantre de la Lorraine et de sa population noble, mais pitoyable." (Pierre Goudot, La vocation régionaliste d'Emile Moselly, DES, 1964)
Dans ses Cahiers, Moselly note à la date de mars 1902 : "Les champs remués, la terre. Il me semble qu’elle est faite de la poussière des morts de ma race, le sol antique et nacré dont la motte friable de bonne terre brune apparait parfois dans les chemins caillouteux, rouge de minerais de fer, ce sol s’attache à mes pieds, je le foule avec une joie profonde comme si des parts de mon être participaient à une sensation ignorée et douce. En haut de la côte, à l’endroit où le chemin raviné se hausse d’un effort sur le plateau, sur les terres nues jusqu’à l’horizon rayé de pluie, sur les jeunes blés en herbe, nous rencontrons un paysan. Un cousin, il est très vieux, très cassé, je lui parle longuement ; il porte mon nom et je retrouve dans sa face tannée, dans ses yeux, des traits vagues, la ressemblance de la famille, c’est le nez droit, et surtout la voix, notre voix à tous, chantante, douce, dans ces voix dures de lorrains, c’est là surtout que réside mystérieuse... la parenté de la famille, celle qui est la plus émouvante. En le quittant, je rêve longuement à cette dispersion d’une famille, au mélange des sangs. Combien y en a-t-il autour de ces clochers pointus qui sont sortis de la même souche ? Que sont devenus ceux qu’on a oubliés, qui sont partis, qu’on rencontre peut-être dans la foule des grandes villes, qui ont eu les mêmes ancêtres que vous, et qu’on coudoie sans que rien vous avertisse. La race, la famille, une grande idée qui s’en va, qui se dissipe sous le souffle de la vie moderne. Ils ont de l’affection, mais elle est dure, brutale, elle s’exprime par des mots, des termes qui heurtent, qui froissent, qui révèlent maladroitement leurs tendresses. Lorrains, ils se dénigrent, par jalousie, un grand fond d’orgueil et d’âpreté satirique."
Il médite ses livres - de nombreux extraits dans ses cahiers de 1902 à 1906 en témoignent. Il se prépare alors une période d'intense publication : avril 1904 Jean-des-Brebis, juillet 1906 Les Retours, mars 1907 Terres Lorraines. Et c'est pour ce denier ouvrage - mais aussi pour Jean des Brebis et Le Rouet d'Ivoire - qu'il se verra décerner le prix Goncourt en 1907. Consécration d'un travail littéraire opiniâtre attaché à rendre compte de toute la nature lorraine - paysages, hommes, femmes et choses - dans laquelle il s'enracine chaque jour davantage. L'accueil de la critique est partagé, comme à chaque fois.
A partir de Terres Lorraines, Moselly sera loué par ceux qui lui reconnaissent un talent impressionniste pour raconter sa terre natale, la Lorraine, du moins la Lorraine de la Moselle et des Côtes de Toul et qui apprécient son savoir écrire de novelliste et de portraitiste. A l’opposé, il sera fortement critiqué par ceux qui ne lui reconnaissent ni originalité, ni talent de conteur, tout au plus un savoir-faire technique d'enseignant qui a beaucoup lu et qui s’inspire, peut-être à son insu, de maîtres qui l’ont précédé.
Ainsi Marcel Ballot, dans le Figaro du 16 décembre 1907, commentant l'attribution du Goncourt à Moselly, écrit : "Terres Lorraines est en effet une longue, très longue idylle où l’on nous conte comment Pierre Noel, le beau pêcheur de la Moselle, abandonna par deux fois sa promise. À la seconde et définitive infidélité cette tendre Marthe Thiriet, fille du garde forestier, ira se jeter dans la rivière, tandis que son volage ami, curieux d’aventure, engourdi de bien-être, ivre d’amour charnel, s’éloignera sans remords ni vergogne sur le confortable bateau, sur le chaland peint et fleuri d’une moins candide fiancée. Un mariage équivoque l’aura, comme tant d’autres, détaché de la terre natale et, si parfois il reparait poussant à travers la brume sa lourde maison flottante, nul ne croit voir un enfant du pays en ce marinier vagabond, anonyme et mystérieux. Assurément, c’est une donnée qui en vaut une autre, mais je ne sais pourquoi, elle me remet en mémoire la réponse de ce grand poète que consultait un débutant : "voici, disait l’auteur novice, quelle est l’idée de mon roman : un jeune homme aime une jeune fille…" et le poète d’interrompre : "bravo, mon enfant, vous avez mis la main sur le plus beau des sujets, seulement il y faut du génie !" M. Émile Moselly me paraît avoir choisi un sujet de même nature et peut-être a-t-il eu le tort de n’y mettre que du talent. J'entends bien que ce sujet (un jeune homme aime une jeune fille...) fut, avant tout, prétexte à paysages, à peintures de mœurs et de coutumes locales, à savoureuses expressions du terroir. Malheureusement l'indéniable pittoresque de Terres Lorraines n'est ni très senti, ni très original. On y rencontre plus de virtuosité que d'émotion, plus de réminiscence que de tempérament. Les pages les mieux venues gardent un caractère de notes coordonnées et de morceaux documentaires. Ce que l'écrivain nous montre est moins tel ou tel veilloir, tel ou tel bal, telle ou telle noce, tel ou tel enterrement que le veilloir, le bal, la noce ou l'enterrement en pays lorrain. Nous feuilletons l'album d'un dessinateur fidèle, non l'œuvre d'un artiste attendri ; et cette terre que nous évoque M. Moselly ne doit pas, j'imagine, être celle où il est né. A ces évocations manque le frémissement secret, la sympathie intime et profonde avec lesquelles certains romanciers surent ou savent nous parler de leur « petite patrie". "Il y a des gens qui se disent espagnols, affirmait le refrain d’Offenbach, et qui pourtant ne sont point espagnols ! " Il y a aussi, de notre temps, beaucoup de gens qui se croient lorrains et qui pourtant ne le sont pas. M. Moselly m'excusera donc de supposer jusqu'à plus ample informé que la Lorraine eut en lui, non pas même un fils d'adoption, mais un aimable visiteur, un hôte attentif et dont elle occupa heureusement les loisirs. Voilà pour ce qui est de la documentation ; quant à l’exécution, elle est certainement celle d’un lettré - un lettré en commerce étroit avec tous les maîtres du roman contemporain. De là, diverses influences que M. Émile Moselly subit peut-être à son insu ; de là, des phrases qui, comme celle-ci, semble avoir passé par le "gueuloir" de Flaubert : "la lune jaillit des entrailles de la terre, énorme et toute blanche, versant une lueur sur les pousses des jeunes ceps, trempés de rosée". […]
Enfin, le livre n’est guère composé ; les épisodes descriptifs - fêtes, cérémonies, bombances - se diluent, se noient en prolixes détails, perdent sous ce flot verbeux partie de leur couleur et de leur intensité ; les chapitres se suivent, se coupent, se chevauchent au petit bonheur ; l’action tantôt piétine sur place, tantôt répète les mêmes gestes, repasse par les mêmes errements. […] On a l’impression d’un monotone recommencement. Et si quelqu’un, exhumant le vieil argument naturaliste à l’usage des livres mal faits, nous objecte que la vie elle-même ne procède pas autrement et ne « compose » pas davantage, nous rappellerons une fois de plus que le roman ne doit pas nous donner l’image, mais l’interprétation de la vie car là est sa seule raison d’être. Or, point d’interprétation sans art, et point d’art sans composition. […] Mais que de redites, que d’amplifications, que de surcharges et de fignolements où suffiraient deux à trois touches. Je ne sais plus qui a dit que Terres Lorraines était un bon livre de professeur ; c’est aussi un livre de bon élève."
A l’opposé, Louis Madelin dans La République Française du 10 septembre 1907 reconnaît à l’auteur un talent loin "du nouveau style" et souligne que "Moselly est un poète". "Il est comme tous ceux qui se penchent vers le sol de nos provinces. Ce spectacle est plein de grâce quand il n’inspire point une mélancolie douce qui est une source bien abondante de forte poésie. [...] Émile Moselly se distingue dès aujourd’hui parmi ces romanciers du nouveau style : Terres Lorraines n’est point son premier livre et tout fait croire et espérer que ce ne sera pas le dernier mais ce sera sans doute celui qu’il aimera le mieux. Il y a jeté tout son cœur avec tout son esprit. Observateur des mœurs lorrains ce n’est point un froid analyste. Sa sensibilité s’est émue devant cette autre terre qui meurt. On sent qu’il l’aime ainsi qu’un bon fils et qu’à travers les concours où il lui fallait disserter de Virgile et de Pindare, il a dû s’attarder plus longuement qu’à aucun autre à cet Ausone qui chanta la Moselle, "fertile en blés, fertile en hommes." […]
Amours mélancoliques que ceux qui nous sont décrits, amours traversés, amours malheureux : c’est une modeste tragédie campagnarde que celle dont la petite Marthe et le grand Pierre sont les héros. Mais tragédie poignante dans sa modestie : sous l’humble fichu que la gracieuse fille du forestier croise sur sa poitrine, bat le cœur d’une amante, car elle aussi, la fille du brave garde, est poète. Elle file son petit roman sur une quenouille que dorent ses illusions, elle en palpite, elle en jouit, elle en souffre, elle en meurt. L’autre, le pêcheur de la Moselle, dont le séjour au régiment et trop de succès parmi les belles ont fait un Don Juan de village, l’autre héros ne nous séduit que par la triste réalité du personnage : beau garçon vulgaire et têtu, qui le même jour abandonne la vierge qui lui a donné son cœur et le métier de ses pères. En quoi, dans cette aventure, est-il le plus coupable ? Est-ce que lorsqu’il renie la tendre fille ou lorsqu’il repousse d’un pied brutal dans les eaux de la Moselle la vieille barque pour s’en aller suivre vers l’inconnu qui attire, sur le chaland du canal, la brune Thérèse aux yeux fascinants ? Le romancier ne nous le dit pas, mais au fond je crois bien qu’il pense que le crime est d’abandonner la vieille mère Lorraine, la Moselle nourricière, le plateau à l’âpre affection qui, des siècles, a donné des fruits aux ancêtres de l’ingrat pêcheur. […]
C’est qu’en en effet le vrai héros du roman ce n’est point Pierre, le déraciné de demain, ce n’est point le vieux père, le pêcheur Dominique, ce n’est point le rude Forestier Thiriet, ni la petite Marthe, ni les commères du village : c’est la terre lorraine. Tous l’aiment sans cette exaltation qui est le propre des âmes du midi, fruits que le soleil a dorés ; mais comme l’auteur nous fait partager l’amour de Dominique pour les eaux argentées de la Moselle où il jette ses filets, de Thiriet pour sa forêt profonde, de Marthe pour son village, de tous pour leurs vieilles maisons et leurs vieilles coutumes. Voici les saisons lorraines : car le roman qui dure un an, permet de connaître le ciel embrumé de l'âpre hiver lorrain comme ce délicat ciel bleu gris, que l'été étend au-dessus de nos têtes. Mais surtout l'automne m'enchante. « Un grand silence enveloppait les campagnes, le silence d’automne, avant-coureur du sommeil hivernal. Les bois lointains, les vignes, l’horizon des côtes reposaient dans un calme infini, une sérénité baignée de lumière. Et les fils de la Vierge, se détachant des buissons, se déroulaient dans leur chute molle et sinueuse. Les dernières feuilles tombaient des arbres, emportées par des souffles froids. Au fond d’un verger, quelques cerisiers, touchés par les gelées précoces, semblaient revêtus d’un rouge éclatant, pourpre somptueuse qui détonnait dans la nudité des campagnes. Une rumeur de vie courut de l’horizon, dans une flambée de soleil. Le vent léger charriait des sons de cloches, des claironnements de coqs, des appels de bateliers. Ce mystérieux appel réveillait la terre lorraine, suscitait la force fécondante endormie au creux des sillons, donnait l’illusion d’une splendeur fugitive de printemps.
Dans ce décor sans cesse renouvelé, le grand personnage c’est le village dans sa vie journalière est ses fêtes ; l’héroïne, c’est la Moselle. Elle coule scintillante entre les joncs et les bouleaux, lien qui unit les cantons de Lorraine, des Vosges à Metz, nourricière de la province, vieille mère qui dans l’antique plateau garde un éternel éclat. Lorsque abandonnée, la petite Marthe s’en vient glisser doucement dans les flots pâles, ce drame paraît se terminer de bien vulgaire façon pour qui n’a pas lu le livre. Mais non, la petite Lorraine semble rentrer dans le sein d’une mère. Le fleuve ici n’est point le monstre avide qui à Paris dévore les désespérés à bout d’illusions. On l’aime tant, cette Moselle, qu’elle semble au contraire la consolatrice amie qui, après avoir sous la barque du pêcheur bercé les illusions de la vierge lorraine, ouvre ses bras tout grand à sa navrance. De pareils sentiments, de semblables senteurs nous bercent doucement. Nous sommes loin des garçonnières et des boudoirs. Et il nous semble respirer un air pur et doux au sortir d’une salle surchauffée."
Ainsi se partage la critique au moment où Moselly accède à une relative notoriété. Pour autant Terres Lorraines témoigne de la grande sensibilité d’E. Moselly, du travail qu’il accomplit pour faire vivre les compositions quasiment picturales de la nature lorraine, qu’elle soit humaine ou issue d’une terre qu’il a arpentée longuement, dans laquelle il se reconnaît, et dont il tire les couleurs, les saveurs, les senteurs et toutes les sonorités qu’il sait mettre en harmonie pour nous conduire, avec émotion et tendresse, dans cette Lorraine toute idéalisée de ses écrits.
Moselly écrit au printemps 1902, fixant ainsi la ligne directrice de son œuvre future : "Adoration de la vie, mais pour la ressentir pleinement se retirer dans l’ombre, à l’écart, la voir passer comme une eau qui coule, les rivières, les paysages, l’action, la politique, l’art, les salons, la musique, - le beau, la volupté, la joie extraite du passé, la respirer et puis sentir plus profondément l’horreur qu’elle referme, la mort, la maladie, le mal, sous toutes ses formes."

Chez TheBookEdition