A Igael Tumarkin
[...] s'il y a un péché contre la vie, ce n'est peut-être pas tant d'en désespérer que d'espérer une autre vie, et se dérober à l'implacable grandeur de celle-ci.
Albert Camus - Noces, L'été à Alger
Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience.
René Char - Le poème pulvérisé
1
Je descendrai les marches du ciel vers la terre, de la terre vers le centre de la terre, j'irai en enfer, où il n'est pas possible de croire, je profiterai du dernier plaisir, m'étendre, comprendre que je pèse sur ma chair et mes os, basculer, m'effondrer, m'enflammer, je descendrai dans un labyrinthe d'ombres, marche après marche, jusqu'à l'ombre pure,
je descendrai droit vers l'enfer où la passion se calme, où, dans le silence, je pourrai m'allonger et regarder au-dessus de moi l'enchevêtrement des voûtes et des poutres traversées d'escaliers noirs, au-dessus de moi, comme un mur tendu,
je marcherai comme marche un homme libre, entre les entrelacs de pierre, les pierres élevées sur la terre et, dans l'entre-deux des arches sombres, je descendrai encore, attentif, je descendrai parce que c'est nécessaire, je deviendrai arpenteur des rochers et des ressacs d'ombre de l'enfer,
je bousculerai les étoiles, c'est le seul chemin possible et je m'allongerai les yeux ouverts, tout au bout de ces dédales noirs, comme autant d'artifices de ma vie, au bout de ma vie, en enfer sous un ciel étourdi.
2
Quand il côtoie le vide, quand il approche le ciel, quand il s'éloigne hors des chemins, quand il invective l'orage sous l'orage, quand le soleil lui garde une place, quand il tombe, mais il tombe debout,
avec si peu de mots, il invente le jour vivant, des yeux pour la nuit, il vit arc-bouté à la lumière, là-haut, au belvédère de Belvoir et si c'est le silence, c'est encore une fête irrespectueuse, une fête d'étoiles, quand il raconte les ombres du monde, sa naissance,
et là, plantée, la foudre droite, la foudre fraternelle, cette histoire des hommes, cette répétition générale au déambulatoire des désirs, juste tentation d'arrimer la terre au vent et le vent au ciel car il n'y a de promenade qu'humaine,
contre la mort, le marteau redouble sa cadence, à midi, contre la mort, contre toutes les morts, contre tous les renoncements, le marteau redouble sa cadence, le marteau qu'il tient étincelle, blanc sur noir, rouge sur blanc, face au soleil, étincelle et roule et danse.
3
Seul avec ses rêves dans ses rêves, l'arpenteur insatiable, l'enchanteur encerclé brise justement ses enchantements, il doute et frappe, il ne brandit jamais le poing, il le lance et s'il raconte sa vie, puis une autre, et toutes les vies, c'est que la vie est généreuse, à la pointe du soleil où il se tient, au bout de ses rêves, il ne pardonne pas, il harponne, pourquoi pardonner quand la vie est trahie, il ne se taira pas, le front appuyé au ciel, et les sculptures chantent dans la lumière qui roule sur elle même, comme une mémoire ramassée du monde, et les sculptures chantent là où il a décidé d'aller, à grandes enjambées de vie.
4
Où passe la vie ? Au moment de naître, avons-nous déjà franchi l'entier du vivant ? Passons-nous notre vie à revenir à notre naissance, mouvement incessant d'une porte ouverte, fermée et ouverte et fermée ? Espérance indécidable. Et à travers la porte battante, c'est un cri : Attends-moi ! Quand la vie se dresse sur notre passage, Attends-moi ! Quand pressés de solitude, le cœur vomit la vie, Attends-moi ! Quand gorgés d'amour, il n'y a que la fuite pour laver le cœur, Attends-moi ! Attends-moi ! Anonymes que nous sommes, masses d'ombre frottées les unes aux autres, Attends-moi !
Simple partie de vie. L'inconnue de l'équation existentielle n'a pas de solution. Où danser ? Où souffrir ? Comment rêver ? Quand rire ? Passantes d'une vie, comment vous regarder ? Où se réfugier ? A la terrasse du ciel, une fois le repas achevé, nous nous retrouvons à la bordure de nos désirs. De nos promenades, nous retenons les rires clairs, les lèvres chaudes, le piano versatile de Monk. Le moment du bonheur est dans le regard bleu du monde. Rien ne vient troubler la vie. Ceci n'a pas de valeur démonstrative. Nulle théorie de l'être. Suffit-il de respirer ? Qui détient la preuve et quelle preuve ? Où trouver le ventre habitable ? Ai-je tenu, une fois au moins, la porte ? Quelqu'un est-il passé ? Quelqu'un est-il passé à ma place ? Y avait-il seulement une place à occuper ? Attends-moi ! Attends-moi ! Attends-moi et oublie-moi car le bonheur est à ce prix. Le temps passe enfin. Trop vite à notre goût. A peine avons-nous le temps d'éprouver notre mémoire, cette patience à reconstruire les choses, les entrevues, les heurts, l'expérience. Apprentis du temps que nous sommes, insatisfaits du premier plaisir, quémandeurs d'éternel, pourvoyeurs de désirs inachevés. Le monde aura toujours trop de richesses, trop de secrets, de vains labyrinthes jamais traversés.
Attends-moi, la Vie ! Place pour nous deux et quand nous aurons épuisé tous les plaisirs des amants, place ! Place encore pour nous deux ! Place, toute la place car la porte est en nous, battante, légère, insupportable, fervente pour l'esprit. Place, toute la place pour la seule réalité acceptable, le seul souci possible : être ensemble. Attends-moi, la Vie ! Attends-moi !
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