CROQUIS INSTINCTUELS
De la partition et sa méthode
I
La fonction graphique de la partition est à l’égal de sa fonction musicale : l’écriture d’une abstraction. Une diversion du rudiment (graphique ou musical) vers l’éphémère. Une juxtaposition d’attentes, de souffles ou de respirations, alternant le court et le long, le froid et l’emphatique, la droite et la courbe, le moment ou le point, graphiquement révélée. La construction de la partition relève d’une méthode algorithmique faite de hasards et de coïncidences, d’ajustements successifs et répétés de lignes, de points et de figures plus ou moins complexes. Graphiquement, elle découpe l’espace ou le cloisonne pour le rendre visible comme musicalement, elle ordonne le temps en lui attribuant une matière sensible et audible. La partition, selon où elle s’applique, donne à voir et à entendre. Et c’est dans la pure abstraction de son élaboration et de son résultat qu’apparaît le sens des assemblages qu’elle permet de concevoir. La partition est une trame ordonnée et mouvante et cette trame débute le plus souvent à une place inattendue ou imperceptible. La centralité des débuts se déplace au fur et à mesure de la réalisation du dessin et n’aura rien de commun avec la centralité finale. Une fois le croquis réalisé, le point de départ et le point d’arrivée peuvent voisiner mais la partition a fait son travail d’avance, de recul, d’aller, de retour, jamais d’effacement, toujours par ajout. Ainsi l’espace est animé d’un mouvement algorithmique qui le resserre ou l’élargit, selon le cas et, le plus souvent, selon le rythme et la dimension des lignes au départ du dessin. Les jointoiements sont essentiels dans le fonctionnement de la partition. Ils emboîtent ou juxtaposent ou rapprochent ou éloignent des espaces graphiques qui perdent ainsi leur cohérence particulière pour, une fois raccordés ou jointoyés, prendre corps dans une nouvelle signification qui découpe l’espace selon les vagues mouvementées et coordonnées de l’algorithme utilisé. Un croquis est le résultat d’une partition fondée sur un moment algorithmique singulier. Les signes (point, ligne, figure pleine ou vide, trait, tiret, symbole...) sont limités, leur agencement infini. La partition fonctionne comme une génétique des signes.
II
Les épiphanies (que nous prenons comme exemple, p.23) peut se lire de trois façons : 1/ un ensemble de signes (voir plus haut) ordonnés selon une organisation répétitive (dite algorithmique), 2/ un ensemble d’unités graphiques restreintes disposées régulièrement les unes vis-à-vis des autres et reliées entre elles par des “ponts” ou des “cordes” (ce qui s’approcherait de la lecture d’une partition), 3/ un ensemble spacialisé, horizontal (comme une trame, un tapis, une terre...) ou vertical (comme une façade, une fresque, un échafaudage...). Ces trois lectures ne sont pas antinomiques ni même contradictoires. Les trois permettent de basculer du détail au général ou l’inverse. Elles permettent aussi de se diriger dans des parties plus restreintes ou plus larges du croquis, selon, comme on pourrait le faire dans une structure labyrinthique où l’œil, pour construire une vision et permettre la circulation des significations, reporte le détail au général ou reformule le général à partir des détails. C’est cette reformulation constante qui fait l’attrait du croquis. Quelque part, on ne s’en lasse pas. Comment est-on arrivé à l’agencement d’une telle structure ? Répétition algorithmique de signes et d’emplacements, d’enjambements et de clôtures, de vides et de pleins, d’échelles et de noircissements. La lecture pourrait être reprise / comprise dans un quadrillage strict du plan. Cela n’enlèverait rien aux perspectives architecturales de l’ensemble qui, parce qu’elles tentent de se chevaucher mais sont “retenues” par des passerelles (lecture 2), dessinent une géographie de signes qu’une tectonique précise a permis de construire. La partition (ou le croquis, j’emploierai ici indifféremment l’un ou l’autre terme) fonctionne comme une tectonique des signes où les forces internes des uns se heurtent aux forces des autres et concourent ainsi à l’équilibre général de la structure. Et c’est encore la progression algorithmique qui imprime à l’ensemble sa direction ou son mouvement, pourrait-on dire. Et les défauts structurels (Erreur de tissage ? Oubli ou ajout non intentionnel ? Maladresse ?) qui “animent” ce mouvement, se lisent dans les détails de l’agencement général.
III
Comment circule-t-on dans la partition (au-delà de sa lecture) ? Ou, plus précisément, quelles sont les circulations internes à la partition ? Comment l’œil organise-t-il sa vision ? Quelles visions permet-il de construire ? Où aboutissent ces visions ? Comment interpréter les agencements qui organisent l’ensemble et qui déterminent les circulations que nous pourrions faire émerger (ou simplement deviner) pour en saisir la (ou les) signification(s) ? Y-a-t-il même une circulation possible tant l’espace semble restreint ou resserré, l’espace graphique s’entend, où le sentiment de pression ou de réclusion l’emporte sur celui de liberté ? A quoi s’attendre de ces coursives interrompues, de ces terrasses basculantes, de ces échelles mal ajustées à leurs appuis, de ces impasses débouchant sur des vides ? La partition est-elle une structure carcérale où, quoi que l’on fasse et quel que soit l’endroit vers lequel on se dirige, seule la répétition autorise le seul mouvement de l’œil vivant ? In fine, qui bouge ? L’œil ou les vides qui tiennent la structure ? Et comment se mouvoir dans cet ensemble ? Faut-il chercher entre ou au-delà des signes qui s’entassent une trame signifiante qui donnerait les clés d’entrée et de sortie du labyrinthe ? Y-a-t-il seulement un début et une fin et une centralité rassurante ? Quels sont et où sont les appuis de notre compréhension du fonctionnement du croquis ? La partition échappe-t-elle à toute analyse logique ? Les algorithmes règlent-ils une masse démesurée de hasards (ajournement, réitération dans la manière de construire graphiquement le croquis) que, tant et si bien, leur lecture en deviendrait impossible et ramènerait toute compréhension au seul ensemble pris dans son unicité ? Pour résoudre cette difficulté, doit-on construire une généalogie des signes et de leur succession / imbrication historique ? En somme la partition algorithmique est-elle le récit de sa constitution ou est-elle autre chose qu’un simple (!) alignement de signes selon des répétitions spatiales sur la surface de la page ? Y-a-t-il un avant, un pendant et un après dans la partition ? Peut-on en faire la généalogie ?
IV
Le croquis ne raconte ni ne dissimule un récit ou une histoire ou des faits. Tout au plus est-il une image, mais une image sans grande signification autre qu’un exercice graphique. Il n’est ni reproduction ni invention d’échafaudages, de façades, de routes croisées, de diagrammes, de cartes mères, de plans de camping, de quartiers de ville... Que sais-je ? Tout juste une trame si, pour en parler, on souhaite évoquer le filage des signes et leur tissage. Cependant, pour son élaboration, on a recours à un exercice algorithmique qui agence des signes, toutes sortes de signes, qui pourraient être, aussi, des lettres et des signes de ponctuation. Pour autant le croquis y gagnerait-il une signification particulière ? Si l’aboutissement de la partition sont des mots, oui, pourquoi pas, encore faut-il que l’algorithme retenu agence les mots entre eux de manière à obtenir un résultat signifiant. Pour autant, on assiste bien au travers de la partition à un exercice d’écriture de lignes de signes qui s’enchevêtrent, se répètent et dessinent des motifs graphiques qui pourraient prendre sens. “Qui pourraient prendre sens” ! Qu’est-ce à dire ? Qu’au travers de ces motifs se cacherait un sens que la partition s’efforcerait de construire, que derrière ces redites et redondances, ces ornements et remplissages, il y aurait au moins une trace, une petite trace de sens comme un sentiment ou une émotion, quelle que soit la nature de cette émotion ? Alors, oui, peut-être, la partition “écrit” et le croquis est un ensemble/page devenue “lisible”. Car ce qui est en jeu, c’est bien la lisibilité du croquis, le fait qu’il est un tout abouti dont l’unicité est sans équivoque et qui “raconte” une progression (certes algorithmique) répétant sa formule mélodique tout au long des lignes, d’abord imaginées, qu’elle trace inexorablement. Le croquis est une suite régie par deux principes essentiels : le lien tonal et l'unité de style. Alors il fait entendre sa mélodie avec ses cadences et ses accents et déroule une prosodie toute retournée vers elle-même mais toute entière offerte à notre désir de saisir ce qu’elle dit de notre rêve à vouloir tout élucider.
V
La partition entame des enchevêtrements et des entrelacements qui, parfois, font penser à des réseaux, des lignes de dédales et d’étreintes, des textures complexes assemblées et dont les nœuds critiques, disposés à intervalles réguliers, suggèrent des trajectoires, des embellissements, des engrenages en toile d’araignée ou des résilles hégémoniques. Elle dessine les étages de sa relation avec la méthode qu’elle utilise pour tracer les entrelacs de sa route. Elle organise la contexture des pétales et l’ordonnancement des vides et des pleins. On pourrait, cependant, douter de sa solidité tant les réticules qui croisent dans le croquis semblent fragiles, trop distendus, trop élancés parfois sur des fils invisibles. Mais tout ce tient et rien ne s’effondre. Tout est dans l’ordre de l’exécution de l’algorithme choisi pour ce croquis, ou un autre, ou d’autres, tous différents dans les successions de répétions retenues par la partition. Groupement d’économies parallèles ou liées, elle entrecroise des relations de proximité qui finissent par s’évaser ou se restreindre selon la trame sous-jacente qui canalise la totalité de la structure. Le croquis tient de la caresse et de l’embrasement, tantôt fin tissu tendu de pièges discrets, tantôt résille confusionnelle qui hiérarchise les conduites de toutes les lectures possibles. Il n’est pas sans incidence qui influence la vision parfois décalée que nous pouvons en avoir. Nous sommes canalisés, enrôlés à la chaîne programmatique de la partition jusque dans le sens d’une lecture que nous supposons le plus conforme à son étalement et les ramifications qui nous emportent loin d’un centre supposé (qui n’existe pas) trahissent une complexion robuste, débarrassée des scories que son élaboration aurait oubliées dans les détours labyrinthiques du dessin. Nous arriverons cependant à destination et nous passerons le maquis de combinaisons que la partition a assemblé sur une petite portion d’espace faite de surfaces nodales successives, faite de chemins qui ont été ouverts, de barrières aussi qui ont été levées ou de rets presque lumineux qui ont construit les artifices et ont permis notre passage.
VI
La partition est mémoire d’archive. Les interdépendances de lignes, traits, points et blancs qu’elle trace et souligne sont des livres ouverts qui expriment les causalités qui l’innervent. Mais cette archive finira par se fondre dans l’histoire même de sa constitution, de son tracé et de son témoignage. Nous sommes devant une bibliothèque infinie d’agencements et de servitudes qui nous charme et nous rend esclave. Etre sous le charme, c’est être soumis et c’est ce que la partition, dans les croquis qu’elle permet de produire, provoque. Accessoirement nous en partageons l’emprise, sur le croquis et sur nous-même. La partition veut obéissance et c’est son privilège que d’avoir le pouvoir d’organiser à sa guise les servitudes contextuelles et graphiques, les sujétions au détour et à l’enchevêtrement, les subordinations successives qui dessinent les rayonnages de cette mémoire archiviste qui finit, cependant, par se perdre dans les tenants et les aboutissants de son apparente complexité. Elle déroule des annales qui sont autant de procurations à éprouver notre compréhension du mouvement et de la fuite, mais aussi de l’obéissance et de la vassalité à ses rythmes. Elle organise la captivité de l’œil et les visions qu’elle autorise. Le croquis est redondant à lui-même. Construire son archive, rendre compte de son efficience à se dérober au regard persistant qui le construit aussi, c’est en quelque sorte tenter d’échapper à son emprise, à l’enchaînement des effets qui est sa règle d’assemblage et de contrainte. Il y a une corrélation stricte entre le rythme algorithmique de construction du croquis et l’embrasement de l’œil qui en devance les agencements, les arabesques et les détours. Pour autant de quoi est constituée cette archive, que contient-elle qui, de collection en collection, donne un corps tangible aux suites de croquis qui enchaînent des significations sur le coup peu maitrisées, mais réelles, presque là et qui sont le mémorial des partitions que nous avons amassées, puis détourées, puis agencées, enfin rendues à leur liberté ? Elle est (l’archive) une tentative addictive de bâtir une souveraineté totale de l’œil sur la partition, du regard sur les enchaînements graphiques qui la constituent, une allégeance à une vision délivrée des algorithmes initiaux.
VII
La partition déjoue toutes les analyses et défait toutes les lectures que l’on peut en faire. Elle ne se laisse pas écrire, ni décrire, elle s’exécute. C’est sa nature même d’être déroulée, détendue et distendue. Elle est origine et seuil, avènement d’une nativité nichée à la base de sa structure discrète, tel un soubassement immatériel de racines génériques et invisibles. Son principe d’évolution tient dans le silence d’un rhizome qui sort de son berceau et déplie les germes ou les cocons qui seront les pivots d’autres tubercules, d’autres attaches plus puissantes et qui porteront jusqu’à leur finalité les arcs-boutants dont la partition recèle et qu’elle finit par déployer. Elle est un principe de collections de départs, de trajets et, parfois, d’aboutissements même si, à travers les filiations étymologiques qu’elle tressent entre les radicelles, les radicules et les signes qui jouent comme un substrat symbolique, elle met plutôt en valeur sa descendance que son ascendance, laissant à l’observateur le choix de la place des sources comme celle des estuaires. Bien comprendre qu’il n’y a pas véritablement de commencement, donc de naissance, mais seulement une origine toujours indécise dont on ignore le réel foyer. Dans le soutènement du croquis peuvent se révéler les tiges, les pieds ou les bulbes qui font souche et justifieront, au moment voulu, tel élancement ou tel retournement des éléments graphiques qui irisent le croquis. Plus radicale est cette venue au monde qui trouve son assise dans le vide et éclot encore dans le vide et qui finit par coloniser tout l’espace, celui du départ comme celui de l’arrivée, à la fois aube et formant motif des causes qui la fondent, genèse de son propre sujet créateur. La partition est une suite de stolons qui seront simultanément démembrés et reconstruits à l’intérieur de son déroulement algorithmique. Ainsi, partir à la recherche du bas-lieu de son origine, sans doute composé d’étais chimériques qui porteront les sémantèmes de sa signification finale (si elle se révèle), relève d’un désir de s’y fondre sans pour autant l’avoir trouvé et, si tel était le cas, de l’avoir compris.
VIII
A la frontière du croquis (où la partition déjoue les pièges du vide mais un vide retenu car elle pourrait poursuivre hors du cadre qui, certes, est sa bordure naturelle mais aussi la conséquence d’un choix de format de page qui ignore justement les bas-côtés vacants ou isolés ou seulement esquissés), à cette frontière, aux marches d’autres paysages qui n’existent pas encore (qui seraient juste des vœux), sur le seuil qui précède la vision, à l’orée d’une intention qui porterait plus loin le regard, à cette frontière donc existe un choix narratif possible. Dans les confins du croquis, où il ne dispose plus d’un espace d’expansion, où il doit s’équilibrer ou se rétracter soudainement, on peut supposer, voire espérer, un récit qui serait l’accomplissement ultime de la fonction algorithmique de la partition. Sans cet aboutissement supposé, le croquis ne serait que le témoignage d’un tracé instinctuel vide de signification. Il y a donc une histoire (ou plusieurs). Et c’est dans la démarcation entre le plein et le vide des bords du croquis que l’histoire se révèle. La séparation construit le récit. Les enceintes sont des lieux propices aux aventures et aux légendes, mais aussi à la mémoire et au mensonge. La partition reprend la chanson de geste qui ré-agence cette répétition récurrente du tracé à la recherche de sa finalité. Elle est en ce sens une chronique des incidences qui la parcourent, des accrocs volontaires qui jalonnent sa réalisation, des détours qui jouent comme des intrigues, qui font événement. Elle conte les mésaventures de son existence. Et le récit remonte, allégoriquement, à l’origine, au bruit primitif à partir duquel les bordures prennent forme et la parole graphique s’invente. Imitant le sténographe qui aligne son compte-rendu de séance, la partition ponctue les vides effrayants qui la guettent, borne les abîmes qu’elle façonne dans les creux de ses lignes et de ses points pour donner des repères de chute et de redressement. A ce prix, elle conte la magie de la répétition qui l’innerve et crée son territoire.
IX
La partition raconte ainsi l’histoire d’une lutte qui la délimite, qui est sa raison de progresser et d’occuper l’espace de sa création. Cette confrontation aligne des traits et des vides, des lignes et des creux qui, s’interpénétrant, rend les étendues tangibles. Elle est une vision et la méthode de cette vision où s’équilibrent les signes, les marques et les empreintes de son élaboration. On aura aussi compris que le temps n’est pas à l’œuvre dans ces partitions graphiques. Les croquis portent des temporalités indénombrables et indéchiffrables même si l’esquisse de séries témoignent de similitudes qui, se prolongeant, sont dues au choix réitéré de répétitions similaires. Les partitions jouent l’espace contre le temps et les motifs qu’elles permettent d’élaborer et de suivre d’un hypothétique début à une fin supposée occupent le cosmos de trajectoires infinies dans l’espace fini de la page. Le temps en est nécessairement aboli. Ainsi va la création.
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