1
Nos terrasses sont ouvertes et nos maisons sous le vent, au bord de précipices mentaux, incalculables. Alors s'en tenir aux réserves d'usage quand la parole ne suffit plus ou quand les mots roulent par devant les feux qui montent. Les feux qui dérangent les sensations. Nos pensées s'enroulent en souterrains devenus infranchissables. Les passions ne sont plus les complices de nos intentions et les songes se creusent et s'espacent sous le vent dans les hauteurs des instants perdus.
2
Nos mémoires sont des ruptures temporelles dépourvues d'attaches, de linéaments vers le fond du monde. Elles sont la fin du monde. Tous les rêves sont des défaites et les verticalités du silence ne sont jamais atteintes. Il faut des mots pour s'en approcher, les saisir et les plier aux courbes de notre mental. Tout est dans la majesté des proportions et la mort est déjà en nous, adjacente à toute émotion qui nous transcende. La production de tout langage n'est jamais aléatoire et tous les jeux entre le monde et nous sont à somme nulle. Comment connaît-on le temps ?
3
Nos paroles ne surprennent plus. Ne l'ont-elles jamais fait ? Les contretemps nous bousculent tête- bêche avec le réel qui encombre puis se délite. Les mots ne tiennent rien. Les rues, les digues, les miroirs et les lumières sont les restes de paysages qui, venant à nous, élargissaient les visions que nous en avions et donnaient du monde des allures magiciennes. Les paroles allaient avec. Nous sommes retenus dans les étages des expressions toutes faites. Terre, ciel, mer, vent sont les clichés d'un monde devenu douteux jusqu'à l'écœurement. Désarmés, oui, désarmés, renvoyés en arrière des vastes saisons, écartés du plaisir de les explorer, nous sommes des déplacés poétiques.
4
Nos solitudes ne sont pas la solitude. Ce sont de grands nuages blancs occupant une partie du ciel à la recherche d'un essoufflement ou d'un effacement. Ils sont dans l'ascendance immobile des silences qui les composent. Ainsi dérivent nos solitudes d'un bout à l'autre du visible. Et tous ces allers et tous ces retours sont les pleins et les déliés des paroles manquantes ou cachées de nos mémoires. Nous ne donnons plus le change. Mais ne l'avons-nous jamais fait ? Nous nous retirons des combats de nos vies et nous nous enfermons encore un peu plus dans ces silences immobiles qui montent lentement des terres vidées de nous-mêmes. Qu'avons-nous tant à attendre ?
5
Nos paysages sont devenus des âmes enveloppées de gris et d'or. Les jours n'y traînent plus leurs longues incidences bleues parfois tiraillées de mauve. Nous y venons - moins souvent - avec le sentiment d'avoir perdu leurs attaches et de ne plus rendre grâce aux cimaises qui les portaient haut, à bout de nos visions. Les basses terres nous sont devenues familières et nous nous accoutumons aux ombres qui cillent dans nos yeux encore ouverts. Pour de bon, pour de vrai, nous avons perdu les images indispensables à réveiller nos intuitions. Des basses terres en nous où nos colères n'ont plus de répondant, nos colères légitimes de surseoir aux accidents dits infranchissables de la vie. En étions seulement capables ? Nos tombeaux sont ouverts depuis les commencements.
6
Nos sentiments sont à la traîne, en file indienne, dépourvus des agréments dont on les avait revêtus. Ils finiront par se bousculer, rattrapés par le temps qui joue contre eux et repousse toute velléité d'arrogance au fond des mémoires grises - et mortes. Ils sont sans retour. Dans la spirale vertigineuse, vers le bas, de la mort. Nos sentiments nous dépassent, devenus inaudibles, dépourvus des attaches qu'on avait l'habitude de saisir. Non ils ne volent pas, ils ne volent plus, ils se débattent dans les vides qui s'ouvrent en nous, contre notre résistance. Nos sentiments tombent, tombent, tombent à la verticale des mots qui les portaient. Il n'y a plus de mot et la spirale se resserre.
7
Patience, patience. Nous serons délivrés de nos attentes quand seront éteintes les balises le long des rivages ou en bordure des frontières. Sans inquiétude pour cette fin des parcours sans destination. Le désir est une plainte de l'espace et non du temps. C'est un moyen de résistance. Main martelée du sculpteur, main élevée du peintre, main suspendue de l'écrivain, où sont nos Demeurants, ceux qui attendaient toujours à mille pas de nous, faisant signe pour avancer encore. Que sont-ils devenus - où résident-ils aujourd'hui - qui n'étaient pas seulement des ombres mais les jours élancés de nos rêves ? La vie tremblée les a éloignés et nous ne sommes plus capables de les voir, ni de les approcher toujours à mille pas.
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