Me revient ces à côtés distendus d’une pensée qui se perd, perd son rythme, ses traces, ses repères ; me revient une flopée de sentiments à contretemps, éloignés et pourtant en pointe d’angoisse fichée dans l’esprit ou le cœur, c’est le cœur qui plie dans la crainte de perdre, l’esprit suit à contre-cœur, c’est le cœur qui se foudroie lui-même dans un artifice trop fort contre l’esprit qui n’en peut plus ; me revient la désertion, le désamour ; me revient le mot en trop ou le sourire en trop, la même chose finalement, cette façon de prendre congé très en avance de ce qui va arriver, très au devant de ce qui se détruit ; me revient le silence bien sûr, le silence accumulé du ressentiment ; me revient les petits accidents de la vie, les impondérables, le rêve de fond en comble qui ne tient plus dans la vision qu’on en avait ; me revient mais me revient le grand silence en soi qui n’est même pas un silence mais une raison supplémentaire de céder ; me revient les étoiles et le chemins, le vent frais et les talus sombres, la fin d’un orage, un soleil en entre-deux ; me revient mais me revient cette plongée à contretemps dans le cœur, finement décervelé où chaque interruption de la douleur est une page blanche mais qui reste vide du reste à venir ; me revient les traversées souterraines dans la nuit noire des feuillages entrelacés, le haut le cœur d’un sentiment qui meurt, tous les sentiments meurent ; me revient mais me revient l’attente et la perversion de l’attente quand s’effacent les traces aimées, l’horizon à nos pieds et cette attente qui devient le trou noir de nos rêves ; me revient ces longues journées vides à tourner dans le vide, le néant empoché à vil prix, le néant en marche au devant de soi, l’effondrement brutal du sol devant soi ou du ciel ou de la pensée, ce resserrement froid du sentiment autour de ce qu’il prétend être - un sentiment libérateur - mais qui casse et dévaste jusque dans cette pointe d’espoir qui ne résiste pas ; me revient que les yeux fermés ne protègent pas du froid ; me revient que les yeux ouverts sont le froid même ; me revient mais me revient que des cinq sens, celui-là ne guérit pas une pensée à la dérive, qu’il y faut d’autres raisons, d’autres saisons ou d’autres repères pour se guérir ; me revient qu’aimer se dégorge par petits bouts chaque fois que l’histoire se défait et échappe à sa raison d’être ; me revient que les qualités discrètes sont les qualités distantes, imperceptiblement différentes mais qui relèvent du même mot à mot, de l’énonciation douloureuse et inexorable de ce qui vient à fleur de mémoire pour un bonheur fugace, irrémédiablement renversé, révulsé, expurgé du bonheur même de l’entrevoir ou de le comprendre, ces qualités de l’effroi et de l’enchantement mêlés ; me revient qu’il faut payer au prix fort - c’est-à-dire sans retour - la rupture des sentiments et le silence revenu ; me revient mais me revient qu’écrire n’est jamais à portée de main et que les nuits blanches qui se succèdent apportent, l’une après l’autre, et édifient dans leur suite incessante la prison inexpugnable où nous entrons une fois regorgé tout l’amour accumulé ; me revient avoir écrit Au bout des sentiments, il n’y a pas de visage familier et d’ajouter mais seulement les ombres projetées de notre peur, cette peur de perdre ce qui était notre raison d’être, ce qui était en nous, ce qui était nous et nous projetait en avant dans le silence indéfiniment recommencé des sentiments.