Passer, passer, passer la vague ; dépasser, dépasser, dépasser la meute ; finir sur un bruit, une ombre ou rien ; bricoler. Passage et partage, comment se construit un évènement, une décision ou un voyage ? Comment et quand décider de partir, de prendre la voiture ? D’engranger les allers et les retours et attendre les élévations de la route qui entre dans le ciel ?
Passer, passer, passer les banlieues étirées de l’US1 ; dépasser les boucles de la mémoire ; revenir dans la nuit, presque heureux. Les frontières disparaissent comme par magie, intensément volatiles devenues virtuelles, oubliée la paroi d’immeubles qui barre le front du ciel. Rouler. Nous sommes accoudés au vide des ponts qui sautent les aplats bleus de l’océan. Nous dévalons les nuages du fond du monde et, parfois, la route disparait. Ce que nous abordons est la vision ajustée au mieux de nos sentiments d’une course-poursuite avec la mer. Toutes les nuances y sont. Toute la grâce d’une décision irrévocable, d’une décision qui ne vient pas d’un choix raisonné, d’une argumentation sans faille, mais une petite décision de la vie : respirer.
Les îles ne sont pas loin qui pointillent l’eau opaline qui file sous nos yeux. Nous ne sommes que visions et scintillements de souffle filant qui exhale tout l'entour. Les sensations ne sont plus les mêmes, elles évoquent, elles suggèrent, elles effleurent, elles n’affirment rien qui ne serait déjà dans la lumière, qui serait la preuve du vaste champ aérien qui nous porte, où nous volons peut-être.
Key West est à une encablure.
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Nous sommes dans les vents levés du Sud, qui balayent les nuages vers le haut du ciel. Il n’y a qu’un aplat bleu opalescent, vertical et désirable, enfantin. Nous entrons dans le pays dont nous rêvions et sommes balancés entre le froid et chaud.
Nous avons le choix des circonstances et le vent qui balaie la côte renforce notre détermination à les considérer comme les seules possibles. Nous arrivons à la pointe la plus éloignée des mondes que nous connaissons. On en reviendra, certes avec quelques images qui finiront pas s’effacer, mais ne s’effacera pas la vision inscrite dans notre mémoire de perspectives hallucinantes de lumière claire.
Le monde est en trois parties : avant, après, maintenant. Des siècles les séparent et seule la dernière est visible de tous les angles de vue possibles. La seule audible. Où que nous soyons dans les airs balbutiants du matin, où que nous dérivions, où que nous regardions le lot des rivages au teintes vertes ou bleues, où que nous nous tenions sur l’île la plus lointaine, c’est maintenant.
Nous avons oublié d’où nous venions et qui nous étions. Nous n’avons pas imaginé ce que serait demain et où nous serions. Seul importait le moment du départ, seule la route importait. Quand arriverions-nous ? Quand seraient épuisées les visions exacerbées de toute la lumière dans les profondeurs des vagues et des nuages à leur rencontre d’un pont à l’autre en surélévation sur la mer et la terre assemblées.
Key West est à une encablure.
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En boucle cet acquiescement qui viendra après, au bord de la route, tellement retenu et si doux et si bas murmuré que j’en doute encore. Pris dans les bras l’un de l’autre, pris dans nos rêves d’autre chose ou d’ailleurs ou de plus tard, pourtant décidés à reprendre le voyage. Ce qui nous rapproche sur les pilotis de bois du port, ce qui nous tient dans les parfums du monde, ce qui nous attache dans les dernières couleurs du soir, ce qui revient en nous pour rester silencieux, qui arbitre nos regards, ce qui vient est attendu. En boucle trois mots
En boucle le début du monde recommence à chaque pas. A chaque pas qui nous rapproche de la fin du voyage et un à un les ponts rebouclent sur la mer, respiration après respiration dans les élévations vers le ciel, un seul ciel d’aplats bouleversés de bleu aux immenses nuages blancs, sur une chanson de Leonard Cohen A Thousand Kisses Deep. Nous sommes forcément à l’abri et silencieux, arrimés aux ailes d’oiseaux superstitieux qui ploient en masse et effilent les retournements, qui nous emportent.
En boucle je polaroïde et je saisis ce que je ne vois pas sur le moment, à peine un sourire ou de grands éclats de rire que je n’ai pas entendus, un regard droit, trop sérieux, trop attentif, que je comprends à présent. En boucle les photos racontent une histoire que je ne vivais pas. En boucle toute fin est proche et depuis le premier jour je t’appelle Renoir. En boucle à quels moments les routes se décroisent ?
Et traversant Key Largo vers le sud, la mer s’élève en vrille dans le bleu du ciel qui s’approche et nous happe.
Key West est à une encablure.
Extrait de Un parfum hologramme et autres suites, 2018
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