Ce qui est pur ne tient pas. Seul le métissage tisse les fils solidement. Cherchons notre lignée en dehors de notre clan. Que les lignées se croisent et s’entre-croisent. Que les clans soient défaits chaque fois que nous naissons. Laissons libre le champ des possibles, ouverte la voie des dissemblances.
Et les grandes ombres qui, partout, suintent et s’effritent, détachées de l’ombre qui les tenait ensemble, se rassemblent et s’assemblent pour être l’aplat bleu virevoltant qui ouvre le ciel.
La vertu est seconde. La passion prime et le désir grandit. De place en place, à la seconde où tout pourrait basculer, restera un souffle et une île, un souffle pour respirer, une île pour accoster, une courbe ascendante où vivre.
Nous sommes les sillons rapprochés des perspectives qui nous limitent mais entrent en nous, en silence, dans le grand silence qui pourrait être vide, qui le serait peut-être si nous perdions la conscience d’où nous venons.
Horloge, balancier, distorsion, élargissement des voies et des visions, tout se résume à une ville vidée de ses substances et au fond des corridors ou au bord des fenêtres, les mêmes alarmes, les mêmes effondrements et si nous pouvions revenir sur nos pas, tout recommencerait.
Les amalgames sont des diversions, des détours de la pensée dans l’écriture, des intrusions du vivant entre les mots inertes ou détachés, des visions jointoyantes qui s’interpénètrent et se superposent dressant les labyrinthes des débuts et des fins et des rêves débusqués de leurs sombres buissons.
La singularité de l’écriture est dans les objets et les repères perdus et retrouvés, les petits objets disparus du quotidien, les repères lentement détruits qui falsifiaient le sens, que l’on comprend pourtant et qui reprennent leur place entre les objets retrouvés.
Et les grandes ombres qui, partout, s’assemblent et s’élèvent, revenues à l’ombre primordiale, qui s’étoilent en elle, rétablies dans leur droit d’être l’ombre de l’ombre d’une terre et d’un ciel qui joignent leurs orées bleuissantes au bleu-noir de la nuit.
Les grandes étendues s’enflamment, le blé naissant se consume, le vent réveille l’alouette et transporte loin les vapeurs cachées d’entre les herbes, arrondies au pied des amandiers où la rosée perle toujours, où les brindilles d’un feu léger s’amassent à l’arrivée de la nuit, dans ses yeux grands ouverts.
[...] Je te porte dans moi comme un oiseau blessé / Et ceux-là sans savoir nous regardent passer [...] / Et ceux-là sans savoir et rient et nous condamnent / Malgré les feux vivants d’où s’envolent à tire d’aile / Et les oiseaux dorés et la fauvette seule.
Les amalgames sont des provisions pour la route. En 1987 j’écrivais : Je vais renouer avec le silence, le trouver intact où je l’avais laissé, au fond de moi, sur un bord de talus sous un ciel grand et vide, bleu de désir, lavé de l’amertume. Un vrai silence de vie. Un vrai silence plein de regards voilés, un grand silence tout étendu, léger, un silence de silence. J’y suis.
Fuite en avant, fuite en arrière, retour avant et arrière, métastase, rémission, pensée dissolue étirée jusqu’à son terme, sa fin et sa résilience, retour arrière dans les débuts, les naissances et les accommodations, ne rien laisser paraître qui serait une indécision ou un renoncement, ne rien dire d’exagéré de cette maladie disconvenue.
L’écriture détaille et défait les linéaments qui tiennent les visions et les réduit à des perceptions rudimentaires, des boucles élémentaires d’assonances et de dissonances, met en exergue les liens primaires qui la sous-tendent. Je me passionne d’effilages et de détourages.
La nature argentique de l'œil n'est plus à démontrer, ni la nature désaturée des perspectives gris-bleu de la pensée. Une chambre d’hôtel au bout de la rue, un endroit plutôt calme, une petite place, quelques arbres douteux entourés de façades grises mais pas désagréables, une chambre au premier étage et son papier peint désuet, jaune pisseux et fleurs mauves délavées, un balcon étroit où il était toujours possible de fumer une cigarette ou deux, l’une allumant l’autre. Et le silence des quartiers oubliés, sans âme peut-être, sans fioriture inutile.
Il y a des apparitions qui laissent hors de soi, en altération. Démontages organiques des pièces maîtresses du vivant et du roman. En quoi serions- nous les plus mal placés pour désassembler les leurres des histoires dites "vraies" ?
Oui, le temps est la grande affaire, une question de repères et de datation, de défilement et de feed-back mais pas seulement. Ni même étirement ou contraction. Ni même relatif. Il est tension mais pas uniquement. Il est la basse obstinée qui prolonge les mots sur les mots, s’élève et s’effondre à la fois, s’arrondissant parfois sur le fil qu’il dénoue et tient en éveil jusqu’à la fin qui n’est pas la fin.
A longueur d'ouverture sur le ciel et ses orées, lentement atteintes, lentement longées, pas à pas dans les écarts des feux qui le protègent ou parfois l'entravent, ce ciel qui ne laisse rien paraître des souffrances qu'il enlace et dissimule dans les lignes horizontales des souffles qui le traversent, il est dans les visions aujourd'hui comme autrefois, devenu pourtant plus limpide ou hiératique, plus grand, plus bleu, plus simple, détaché des circonstances, des alentours qui le réduisaient, il ouvre ses bras innervés de toutes les dimensions qui s'effilent dans sa chair diaphane.
Ce ciel est majestueux, limpide et élevé. Il n’annonce rien d’autre que le début du monde. Il s’ouvre sur des murailles devenues transparentes, immergées dans une lumière arrière comme venue du fond du monde, autant de fils irisants et de lignes dispersantes qui s’attirent, s’accrochent et explosent.
Bientôt il y aura une île où respirer.
In Les dissonances, Livre 1 Entre-deux, 2019 (TheBookEdition)