Les cordes, les nerfs et les linéaments ont en commun d’accroitre les tensions intra-musculaires. Je ressens cette irisation bloquer l’épaule, dévaler le bras et s’accumuler dans le creux du coude. Je n’articule plus les mots. J’obéis à des erreurs commises il y a très longtemps, qui n’étaient même plus un mauvais souvenir. L’organisation des douleurs fait de moi un attentif extrême et un commis dévoyé aux basses œuvres, surveiller. Je n’articule plus mes pensées, je les écarte. Je suis dans l’admonestation permanente. Je me fragmente en longues tensions évanescentes le long des os, qui plissent, plient, se re-dimensionnent et retentissent plus fortement. La douleur est généreuse. Je dors avec parcimonie, redoutant de me réveiller criblé de pointes et de points droits, d’éclaboussures de nerf. Je pense que je dors pour ne pas me réveiller. Je ne suis qu’une seule pensée assujettie aux minutes qui passent top lentement. J’attends le lever du jour, l’arrivée des bruits et des infirmières enchanteresses. Je plonge dans des amas morphiniques où je me désarticule à demi-conscient.
ON VIENT ME PENDRE
J’arpente de long en large 70 cm2 de peau cherchant la source de ce phlegmon brutal qui érupte à la base des articulations et re-plonge dans une révulsion non moins brutale. Ça monte, ça descend, ça traverse, rodant et rabotant, sciant, écartant, je suis devenu une travée béante aux travaux désordonnés et innombrables, dépourvu de ressentiment, juste des aplats distendus qui se chevauchent à l’intérieur du corps, plaques tectoniques qui fouillent les unes dans les autres, dessus dessous, s’affaissant, se relevant, dans tous les sens de mes pauvres sensations, pauvres, je veux dire exténuées, sans abri. J’ai passé l’âge du déni. Parfois tout s’éteint, je suis en suspension, j’attends ou je m’efforce de ne rien attendre ou j’évite d’être cette attente d’une douleur qui re-prendrait, je ne suis qu’une butée silencieuse, sans respiration, à la recherche du plus petit souffle vital qui ne dérangerait rien, qui serait juste suffisant au calme soudain qui règne, à la mesure de ce qui m’astreint à re-sentir le rien.
Le froid me tombe dessus et la plante des pieds est rêche et poreuse. Je ne sens plus mes doigts, gelés et détachés. L’épaule braconne dans les douleurs des broussailles. Je dis j’ai froid, donnez-moi une couverture, couvrez-moi, n’oubliez pas les pieds, la gorge, cachez-moi, ne dites à personne que je suis dans ce lit, petit pour moi, pourquoi les lits des hôpitaux sont trop petits, les pieds dépassent, tombés, épargnez-moi, je n’endosse pas la responsabilité d’avoir froid, j’ai froid, ouvrez les vannes, ne refusez pas à mon père de me prendre, de me mettre au soleil, mettez-moi au soleil, donnez-moi la lumière, froid, froid jusqu’à l’intérieur des os, au plus profond de la moelle, dans le secret des écoulements, un froid blanc, je suis blanc, tout ce blanc qui m’entaille et me dépèce, laissez moi me blottir dans les bras de mon père, j’ai des visions d’aplats qui tombent, des aplats de couleur de brume et de glace, des couleurs étrangères que j’ai du mal à prononcer, toutes qui se superposent dans le noir, une fois la lumière éteinte, n’éteignez pas le dernier rayon, laissez le filtrer, passer du mur à la table, de la table sur le sol, qui m’entraîne seconde après seconde dans sa mort.
Il n’y a pas de secret de famille, la famille n’est ni malade ni dérangée, elle n’a rien à cacher, elle attend des nouvelles des enfants qui sont partis, qui ne sont plus là. Je m’égare dans ma famille. Qui est venu me voir ? Qui a parlé ? Mais seulement la porte a-t-elle été ouverte ? J’ai vu passer une tête, puis deux, mais personne à me rappeler. Personne de possible, ni visage à caresser, ni main qui se poserait sur mon front. Mais ce sourire, cette attention qui me traverse, qui éclaire, qui dit ce n’est pas grave, c'est une poussière, qui était-ce ? Ils ne m’ont pas nommé. Je me souviens : je le tiens dans les bras, il meurt, j’appelle, je ne veux pas le lâcher, j’ai du mal à attraper la sonnette, trop loin, il meurt, il s’affale lentement sur moi, je l’appelle, je l’appelle, il meurt, il n’est déjà plus là, j’appelle, il a fermé les yeux, refuse de me voir, de me regarder, il meurt et disparait dans le fond des mes bras, devient moins lourd, moins résistant, j’appelle, il meurt, on me l’arrache brutalement, les infirmières déboulent, me repoussent, dehors, dehors, je me recule, j’ai tout à coup froid, peur, devenu inutile, il est mort, ils s’empressent autour de lui, tubes, tuyaux, respiration, coups au cœur, masque et massage, mais il est mort, il est mort dans mes bras. Je suis attaché au bout de ciel qui passe la fenêtre. Il a passé la tête. Ne refusez pas à mon père de venir. Il y a des secrets entre nous que la mort ne nous enlèvera pas.
J’ENTENDS LES DÉFLAGRATIONS DES FUSILS
On a éteint la lumière une première fois. La salle est vidée de ses meubles et de ses instruments. Les tuyaux et les câbles ont été rangés, des lits déplacés, des tables poussées contre les murs, les stores baissés, séparant la salle d’autres salles, en enfilade. J’essaie de me remémorer la place de la cour, de quelles fenêtres la voit-on ? Je fais le plan dans ma tête, maladroitement, j’hésite, et si cette fenêtre justement ne séparait rien, qu’une autre salle identique se répercutant dans le silence. Je les vois ranger, nettoyer, pousser les tables et les chaises, classer les papiers, emporter des meubles, vider le service. Je ne bouge pas car je ne comprends pas. Réalité ? Faut-il que j’appelle ?
Discrètement tout est nettoyé, blanchi jusqu’à disparaitre. Elles vont, elles viennent, l’air de rien, mais je les vois quitter les bureaux, s’activer vers la sortie, des papiers sous le bras, des paquets au bout des mains. Je tente de me redresser, n’y arrive pas. On me laisse dans la pénombre. Il y a juste un faible éclairage qui traverse la baie vitrée, une lumière douce et fragile dont je ne vois pas la source. J’ai envie d’appeler, je n’ose pas. Comment peut-on ainsi tout enlever si ce n’est que tout va être fermé et qu’on me laisse là, seul ? On éteint encore la lumière, je les vois qui m’observe mais de loin, sans y toucher, elles ont plié les draps, les housses, poussé des lits inoccupés, baissé des stores, fermé des portes sur des armoires vides. Je me réveille dans mon rêve, on me dit que je vais mourir, que je suis mort, c’est la raison de tout ce rangement, tout ce vidage, plus d’intérêt de rester là, je tente de rester éveillé, de me lever, mais c’est compliqué, je ne suis pas d’accord avec cette mort annoncée. Les cliquetis et les bruits du couloir s’effacent. La lumière est à nouveau éteinte.
CERTAINS DÉBRANCHAIENT LES TUYAUX
In Les dissonances, Livre 1 Entre-deux, 2019 (TheBookEdition)