Le roman Suzanne est resté totalement inédit jusqu’à présent. Le manuscrit est introuvable, il a probablement disparu. L’ouvrage nous est parvenu sous la forme d’un tapuscrit, sans doute confectionné il y a plusieurs décennies par un membre de la famille d’Émile Moselly - peut-être sa fille Germaine - et il a été retrouvé dans les archives familiales.
Cet ouvrage a vraisemblablement été écrit entre 1910 et 1914. Charles Daudier (1884-1953, professeur, écrivain, ami de Moselly) dans un article consacré à Moselly et la Bretagne (La Pensée Bretonne, 6ème année, n°40 du 15 avril 1920.) évoque ce roman, Suzanne, "entièrement terminé" dans lequel il relève un passage sur l'île de Sein pour illustrer l'attrait que la Bretagne exerça sur l'écrivain. A notre connaissance, c'est l’unique mention de ce roman jamais édité dans la presse ou dans les témoignages de l'époque à l'occasion de la disparition de Moselly.
Suzanne est le seul roman de Moselly dont le personnage central est une femme et c’est ce qui en fait une de ses singularités. Si Moselly a donné une place notable aux femmes dans plusieurs de ses romans (Marthe dans Terres Lorraines, qui se noie par désespoir du départ de Pierre ; Céline l'épouse de Joson Meunier, qui meurt trop jeune ; Louisa, dans Fils de Gueux, dont les mensonges ne détourneront pas Crasmagne de la protéger ; Claudette, qui partage la vie étudiante de Jean Mesnil dans Les Étudiants ; Maria, la mère d'Antoine, qui tentera de l'empêcher, en vain, de devenir marin dans La Houle ; Charlotte, dans Les Grenouilles dans la mare, qui vit son amour avec Jacques pour les beautés de l'art...), toutes n'ont pas la densité romanesque de Suzanne, ballotée par la vie au gré des rencontres qu'elle fera avec des hommes qui la délaisseront.
Cet ouvrage met en évidence la profonde sensibilité qu’éprouvait Moselly à l’égard de la condition féminine. Dans la société patriarcale de la fin du XIX° siècle, qui assignait volontiers aux femmes une place imposée et secondaire, Moselly, à maintes reprises, a exprimé sa commisération et son inquiétude sur le sort réservé à la gent féminine. En témoigne par exemple ce fragment des Cahiers écrit le 27 janvier 1902 intitulé Naissance d’une fille : “Même sensation d’angoisse que pour le premier, même étonnement devant l’accompli, l’acte d’adhésion dans la Bonté de la vie, foi que rien ne justifie, au fond sourde irritation contre la nature, qui nous vend ainsi le plaisir, et nous trompe, et nous conduit où elle veut. Même interrogation muette devant les petits membres grêles, gauches, la chair rouge et douloureuse, le visage informe. Qu’est-ce que la vie réserve à cela ? Et mon cœur sourd une immense pitié, douloureuse, profonde, intarissable, parce que ce sera une femme, plus faite pour souffrir, pour aimer, une femme qui sera torturée dans son corps, dans son cœur, dans sa pensée, qui sera faite d’amour et de souffrance, qui s’attachera et qui sera trahie peut-être. Les fils seront forts, ils seront des hommes, ils pourront rendre, se venger, répondre. Mais la femme, avec le rôle qu’on lui a fait, dans notre civilisation barbare…”
Avec le personnage de Suzanne, Moselly nous donne à voir tout ce qui fait la noblesse et la grandeur d’une jeune femme de cette époque qui affirme, avec une conviction tranquille, sa liberté d'être ce qu'elle est, d'agir selon ses sensations et de suivre son désir de pas être enfermée dans les contraintes patriarcales. Elle n'agit pas en révoltée, et souvent elle subit, mais elle sait se préserver et profiter des moments de la beauté du monde qui l'entoure. Même si elle ne peut échapper à la destinée promise aux jeunes filles de bonne famille de l’époque (couvent, bonnes manières, maîtrise des activités domestiques, perspective de mariage et de vie rangée), et si elle en accepte les conditions sans se révolter face à la muflerie, à l’égoïsme et à la brutalité des hommes, elle trouve un refuge et une compensation dans sa nature contemplative et rêveuse. Et elle sait, au fond d'elle-même, que l'avenir est à elle.
Une autre singularité de ce roman réside dans la forte similitude que l’on décèle entre la personnalité de Suzanne, son amour de la nature et son tempérament romanesque, et la propre personnalité de Moselly. On ne peut s’empêcher de la voir comme un double de l’auteur dans lequel ce dernier projette les composantes de sa sensibilité exacerbée. Ainsi, confrontée à l’un des hommes de sa vie, “Suzanne sentait frémir en elle des élans poétiques, mais elle se gardait bien de s’y abandonner devant ce compagnon prosaïque qui ne la comprenait pas.” Comment ne pas rapprocher cette attitude de l’autoportrait masqué que l’on trouve dans cet autre extrait des Cahiers où Moselly décrit la relation entre un homme, qui présente de singulières ressemblances avec Suzanne, et sa femme ? “Il était de la race des poètes et des rêveurs, inhabiles à la vie, gênés par les habitudes réglées de nos existences monotones, ayant toujours l'air de sortir d'un songe quand on leur parle de choses pratiques […] Elle était une petite femme sensée, très pratique, qui accueillait ses exaltations d’un tranquille haussement d’épaule. Quand il s’emballait, comme elle disait, elle avait une façon de casser net l’élan de son lyrisme par une familiarité impertinente. « Pas de phrases », lui disait-elle, ou bien, «Vous m’ennuyez avec vos enfantillages»."
Enfin, ce roman nous offre, pour la seule fois dans la production littéraire de Moselly, une mention délicate mais précise de l’éveil à la sexualité d’une jeune femme : "Elle se mit à haleter, et, nouant ses membres aux membres qui l’étreignaient, inondée de lentes délices, défaillante, pâmée, ravie, elle poussa un grand cri, foudroyée par la révélation du plaisir." Ou nous raconte les affres de Suzanne quand elle surprend les étreintes brutales de deux amants : "Du fond de la nuit où tremblaient des clartés vaporeuses, un couple avait surgi subitement. Deux amants gravissaient la côte. [...] Ils s’arrêtèrent à quelques pas de Suzanne et leurs bouches soudain se nouèrent. Leur baiser dura longtemps. [...] Soudain l’homme s’abattit sur sa compagne, avec l’élan de l’épervier qui se jette sur une proie. [...] Suzanne assista à la lutte effrayante, à la mêlée des deux corps qui se cherchaient. Elle vit tout, elle entendit tout : le souffle rauque de l’homme, le gémissement de la femme, et son cri, pareil au cri d’une bête égorgée."
Ces quelques notations sur ce qui paraît faire de ce roman une œuvre singulière dans la production de Moselly nous amènent à nous interroger sur les raisons qui ont motivé l’absence de publication de ce roman à l’époque.
Sans doute, la période où Suzanne a vraisemblablement été écrit, à l’orée de la première guerre mondiale, n’était guère propice à la publication d’une œuvre aussi romanesque. En supposant qu’il l’ait estimée publiable, Moselly l’a peut-être gardée “sous le coude”, préférant se consacrer à son devoir sacré de dénonciation des horreurs de la guerre (Cf. Le journal de Gottfried Mauser).
Une autre raison qui a pu motiver la non-publication de Suzanne est sa troublante ressemblance, du moins dans ses prémices, avec le roman Une vie de Maupassant que Moselly vénérait tout particulièrement. Jeanne, l’héroïne d’Une vie, et Suzanne (l’allitération est-elle fortuite ?) ont le même départ dans leur vie de femme : bonne famille, éducation au couvent, rêveries romantiques, rencontre du prince charmant, fiançailles, mariage et voyage de noces, décevante brutalité de l’homme et découverte des émois charnels, tromperie du mari et désillusions, etc. D’aucuns auraient pu facilement accuser Moselly de plagiat et, peut-être, la crainte d’une telle accusation a pu l’inciter à garder ce texte par devers lui. Nous y voyons plutôt l’expression d’une profonde admiration pour Maupassant et surtout la volonté d’offrir à ce personnage de femme une destinée plus réjouissante que celle de Jeanne.
Enfin, Suzanne aurait pu être publié à titre posthume comme Les Grenouilles dans mare en 1920 ou La Houle en 1931, mais cette œuvre est restée sous le boisseau, bien que connue de sa famille. L’hypothèse que nous hasardons sur cette “censure” est que ce roman, dans une famille où dominaient la retenue, la pudeur et parfois le non-dit, s’il avait été proposé au public, aurait donné de Moselly une image un peu scandaleuse, en infraction avec celle de l’auteur sérieux et austère, celui du peuple et de la terre, que l’on connaissait. Puisse cette publication enrichir sans la dénaturer la mémoire d’Émile Moselly en lui apportant le modernisme d’un authentique défenseur de la condition féminine.
Chez TheBookEdition