Vient de paraître chez TheBookEdition : Figures des sentiments (1998-2012)
J'ouvre un nouveau cahier, arrimé à cette errance qui me va bien, de suites en suites. Pour autant, je ne veux rien sacrifier de ce qui me pousse à expliciter mieux ce que j'écris. J'ai besoin de lieux doublés d'instants tranquilles pour ré-agencer ce qui vient alors en rafale, en trombe d'états surgissants, quitte plus tard à élaguer en larges coups de ratures et de ciseaux. Je casse ce qui ne décide à rien et ne retiens rien qui ne serait pas urgent. Mais il s'agit d'une urgence qui compte avec le temps.
Je me veux errant à n'aller qu'à l'essentiel des détours qui absorbent ma pensée et cette écriture, si lente à venir, à prendre forme, est aussi errante dans sa forme et dans ses suites, qui me retourne si bien mon désir de ne pas en devenir totalement prisonnier. Je m'attache à la reconstruire. Je m'arcboute à des étais plus larges et plus hauts où je porte à incandescence les visions qui finiraient par me ronger sur place et ne laisseraient, à regret, aucune trace visible.
Alors débute le lent décloisonnement des mots. Ecrire est toujours en devenir, en instance de dire, et le texte n'avance qu'à coups de sauts, parfois à reculons, dans les rapprochements et les coïncidences qu'il impose.
Les rêves ne m'enchantent plus où je suis prisonnier, mais un détenu délétère qui m'astreint à ne plus relever ce qui me tient à cœur, même à corps défendant, contre moi-même. Je me force à déjouer les pièges d'une écriture qui ne m'écarterait pas d'images et de sentiments ressassés, sans craindre pour autant les répétitions et les retours comme une revanche à prendre. Ce que j'attends d'écrire est entièrement en devenir d'écrire, même si il faut bien, parfois, placer, quelque part dans les blancs d'entre les mots, un point final. Ou plutôt des points provisoires de suspension.
Les suites s'entrelacent et se répondent et forment les plis successifs d'une écriture qui ne fait pas l'impasse sur les silences qui la provoquent, ni manque de devenir-là. Je ne théorise pas, j'expérimente les aller-retour de la pensée au texte mais un texte qui n'incarne pas la totalité de la pensée et qui, s'il est tentative de l'être, reste en-deçà de ce qu'elle fomente dans les plus lointains recoins de son devenir. Il y manque des mots et si je la compare à des étais lentement adossés les uns aux autres pour en estimer l'élévation et son équilibre, tant est précaire la détermination à en suivre les détours, c'est qu'il y a dans toute cathédrale un point focal où s'assemblent tous les silences retenus des mots qui n'affleurent qu'au risque, bien réel, de les perdre ou de les utiliser à contre-sens de ce qu'ils révèlent.
J'arpente en double-part, tantôt accroché à la certitude que le texte répond point par point aux trajectoires que je m'impose mentalement de suivre, ou du moins rend compte des détours que consciemment je prends pour arriver à mes fins, tantôt enclin à considérer ma pensée isolément du texte qui est sensé porter la traduction réelle de ce qu'elle dessine dans les innombrables sinuosités des mots qu'elle assemble pour être et devenir car la pensée devient à partir du point où on la laisse errer même si cette errance suit ou reprend des perspectives toutes tracées, toutes volontaires, qui sont ses habitudes de réverbération.
La pensée réverbère dans le texte qui la porte, mais imparfaitement, toujours à reprendre, toujours à préciser ou à détourer de ce qui l'entrave, toujours à parfaire. Ecrire, c'est assembler une pensée qui se détache des contingences matérielles de son apparition et de son expression et si, de suites en suites, comme des fragments dont on chercherait les jointoiements, elle parvient à prendre forme, à figurer une réalité ou une compréhension de ce qu'elle exprime, alors le texte approche au mieux ce tourment de la pensée à dire exactement ce qu'elle ressent, imagine et crée et projette d'inscrire à son apogée.
Il faut toujours revenir à la table d'écriture. Il en va de l'équilibre mental qui fait de la pensée une machine à explosion maîtrisée et assujettie à son rêve insensé de se matérialiser, même dans ses plus extrêmes exigences comme dans ses expressions les plus récalcitrantes ou les plus stupéfiantes. En somme elle résiste par devers nous. Ecrire est lui donner les formes et les étais, les voûtes, toute élévation, les escaliers et les coursives, les passages et les déambulatoires, les ponts comme les passerelles mais aussi les frontières à franchir et les limites à dépasser qui lui manquent mais qu'elle sait cependant imaginer et construire – pour devenir.
Ce que j'appelais dans un texte précédent La table des étoiles (1998, in Figures de la disparition, 1975-2006, TheBookEdition, 2012) est cette table d'écriture qui est la planche figurée et figurative des relations exacerbées et silencieuses des mots et de la pensée jusqu'à la figuration matérielle de leur entrelacement, où j'écrivais : Tu les verras disparaître à peine rencontrés, s'extraire de ta pensée, s'évader, jaillir nus, car tu les imagines mal s'affranchir de toi, abandonner ton ventre, tricheuse d'amour. A ce prix, tu enfantes toute la lumière du monde.
Car la vie ajoute à la vie et juxtapose ce qui s'achève et ce qui nait. Nombreuses sont les ébauches que la pensée griffonne par devers soi, qui sont là, qui se dévoilent et cristallisent de nouvelles visions qui surgissent en travers de la route habituelle et détournent le regard vers autre chose. Car le texte ajoute à la vie et déjà entrelace ce qu'il est et ce qu'il deviendra.