Les mots sont adroits à nous renverser. Ils ont, comme les images, des mouvements de bascule que nous tentons de suivre, parfois sans succès. Nous leur devons un équilibre précaire dans notre appréhension mentale du monde. Et nous tombons sur des apparences. Des apparences toujours sujettes à caution. C'est le propre des apparences d'être le reflet enflammé ou le miroir troublé de la réalité.
Nous y allons pourtant tête baissée en faisant semblant de ne rien voir des leurres qu'on nous lance au visage, qui seront nos balançoires pour éviter le néant. Ou oublier le néant. Les mots prennent le devant, nous submergent, nous retournent. Avons-nous la patience, encore et encore, de les disjoindre pour les réunir, puis de les disjoindre pour les réunir, ainsi de suite ?
Où sommes-nous d'eux-mêmes ? Nous avançons à l'intérieur de triptyques toujours ouverts, aux abondances inimaginables. Et notre cœur ne ressemble à rien, lui, sans nom. Ils sont plus tentants que les images, même déconstruits et reconstruits. Assemblages d'instantanés et d'infinis, les mots dessinent mieux les aventures mentales que les images. Elles, elles ont la fixité de ce qui va mourir. Eux, ils ont les mouvements du monde à portée.
Mais on ne se lasse pas de la vision des images. On construit des regards, des élévations de l'œil et des phrases détourées de leurs couleurs. Assemblages collages et diversions. Mettre les mots à leur place dans les méandres et les labyrinthes noirs et blancs des images. Confrontations
et diversions. Les rives extrêmes sont mitoyennes et nous jouons de leur éloignement ou de leur rapprochement.
Confrontations et diversions. Comment trouve-t-on les bonnes images ? Où sont les rudiments, les brouillons ? Et comment les mots s'en mêlent ? La fragmentation des idées soulève des mots et des vides. Des espaces infranchissables. En quoi l'absence d'un mot modifie les images, en modifie leur traduction visuelle ?
Tout est puzzle, histoire en cours de dissolution et, morceau par morceau, les évènements sont extirpés, déplacés, en quête d'un nouvel agencement. Il n'y a pas de clé pour cela. Pas de déchiffrement possible. On sait bien comment les choses nous retiennent et les oppositions sont sans partage dans l'abandon des relations. Sans solution. Nous sommes aveuglés de fausses perspectives. Seules les ombres racontent et nous rassurent, des ombres noires dépourvues de sens, seulement des ombres qui nidifient en nous.
Assujettir pourtant et assembler. Ou désunir et départager. Désorienter les angles, relever et élever, toujours élever. Ainsi l'histoire peut arriver à son terme. Au bout de l'image comme au bout de la route, les voyages finissent sur des vagues intemporelles. Voilà bien des destinations habituelles. Des destinations qui remontent de notre mémoire, la plus ancestrale. Elle laisse apparaître toutes les strates calcifiées de nos déplacements et de nos doutes. L'image se construit d'un passé encore tout enfoui, invisible mais dont les lignes de fuite affleurent et qui, mises bout à bout, s'enflamment.
Fin de l'histoire, dit-on. Fin de l'illusion et des apartés du regard, des moments intraduisibles qui reviennent à la surface. Pourtant, qui oserait arrêter le voyage ? Ou effacer le tableau d'images ? Tout est dans la rédemption qui ouvre les frontières et libère l'ombre, l'ombre vivante démultipliée, entrelacée d'autres ombres. Le jeu est d'imaginer ce qui bascule de toute la force du plein et des vides qui se heurtent.
Les frontières sont au bout des déserts et se referment. Elles sont indéfinies et partagent encore leurs assemblages. Elles nous accueillent et nous forçons le barrage des vents et des chimères. Avant, il y avait des sorciers, des fées, des anges, parfois des magiciennes. Tous ont disparu, toutes se sont volatilisées et nous restons seuls avec nos fantasmes d'images découpées, déroulantes jusqu'au prochain retournement. Les apparences nous éloignent de notre chemin et nous rendent aveugles. Toutes les perspectives perdent leurs résonances. Il n'y a plus d'évènements, ni de raison de les penser encore possibles. Alors feindre les évènements.
Tout est dans l'organisation des évènements, le moment où la bascule joue son rôle de compréhension et d'illumination. Les images ont cette faculté, une fois prises dans l'architecture tectonique des corps, des objets et de l'espace, de devenir les mots qui percutent et brûlent les visions. Des mots qui s'ajoutent aux visions, des mots répercutants. Le sens, la direction, les destinations sont à ce prix de franchir le handicap. Et nous le franchissons à chaque instant en mouvement avec le monde.
Nous regardons avec des yeux d'enfant, nous voyons avec des yeux d'adulte. Ce qui se passe entre les deux nous échappe. Il y a des couloirs, des coursives et des rues, tant d'apparences de chemin vers la lumière qui prennent le dessus sur nos visions, qui nous couvrent et nous déroutent. Les couleurs tombent, le silence tombe, les corps et les lumières, tous les feux aperçus tombent. L'image dévoile des instants improbables que nous n'avions pas envisagés. Les pièges se rassemblent dans les images et nous renonçons trop facilement à les éviter. L'œil meurt.
Avec les images tout semble à portée de main - devant - et comme avec les mots nous fabriquons de l'incertitude et du désarroi - des fuites magistrales.
Disparates sont les éléments, disparate est l'histoire. Les images sont des parcelles de mouvement, des identités entr'aperçues et bousculées, des vérités lentement rehaussées d'extravagances, des mensonges ou des bouts de regret arrachés de l'oubli. Nous en sommes les simples témoins. Ce n'est même pas une question de vouloir, ni d'un stratagème d'acquisition. Les images et leur signification sont indépendantes de nos visions. Elles assemblent d'autres réalités qui prennent forme lentement, à la mesure de la compréhension de notre propre réalité.
Commencement, dépassement, des allers et des retours dans des villes imaginaires, des rues qui s'élèvent dans notre cerveau, tout est une question d'histoire et des petits morceaux d'existence que nous y mettons. Ce sont des objets manipulables par l'œil qui les amassent, les combinent et les lient. Tout tient dans le fil qui attache ce qui fuit et sera séparé. Chacun et chacune ont leur avenir.
Tout agencement est une résurrection, un retour à l'origine de l'élévation d'un équilibre, l'assomption d'une nouvelle vision - au risque ou au plaisir de la réalité. Cette réalité est dans l'image, retenue, capturée et prisonnière. Elle démonte et se démonte, elle remonte et se remonte. La mécanique des ombres qui l'envahissent révèle les perspectives possibles de la fuite. Elles ne sont pas toujours dans les superpositions ou les transparences, elles fusionnent des espaces de nature différente par adjonction de liens ajustés.
Les ombres dans les images se rejoignent à la verticale de cette élévation unique, on pense qu'elle est indicible.
On engrange dans des ombres qui nous rabattent sur des morceaux de nos vies, des vies qui seraient en trop, survenues dans le hasard des mots qu'on utilise, des vies trop apparentes pour être réelles, qui restent en arrière des vérités. Et les ombres défilent lentement d'une rivière à l'autre, d'une approbation à l'autre.
Il s'agit toujours de mesurer les dimensions absentes, les dimensions du temps. Ces dimensions retirées de notre existence une fois éteinte la colère, une fois réparé le sentiment, toutes les fois dans l'exaltation d'une lumière qui ne révèle rien, qui ne franchit rien et ne nous donne rien. Nous avons appris à marcher ensemble sans vraiment regarder autour. C'est tout. Et le fil qui tient les histoires casse à mesure qu'on avance, petit à petit, suivi d'anciennes connaissances qui nous ignorent. Elles ont oublié et nous les avons écartées de nos visions. Le vide est venu.
C'était sans compter avec les anges, avec la naissance, avec les miroirs, avec toutes sortes d'usages des blancs, des gris et des noirs, des demi-teintes, des tons sur tons, tout l'arsenal des anthracites et des brouillards. Il n'y avait que retours et altercations. Les collages sont les bouts d'une enfance oubliée, remise à plus tard dans les souvenirs, suspendue. On quitte ses parents, on quitte sa fratrie, on réalise trop tard l'assujettissement aux circonstances et on se détache trop tard des rêves qui n'ont rien dit, qui sont restés dans un passé tout articulé à un monde vide en nous.
C'est l'accumulation qui nous détruit même si les lignes sont droites et traversent sans dommage nos pensées. Les lignes droites ne sont pas les meilleurs chemins. Elles signifient l'abandon de la voix, l'abandon du bruissement dans le regard. Un seul battement du monde pour un souffle vivant en nous.
Les lignes droites se croisent et, en se croisant, séparent. Elles sont les bords indépassables des envoûtements et des rétractations, tout ce qui se dépose au fond de la mémoire, qui ne remonte pas. Les assemblages dérivent des émanations immatérielles de la pensée qui tente d'expurger ce lointain inexpugnable. Notre voyage commence par un abandon.
Les apparences ont raison des faits. Nous cédons trop facilement à leur flagrance et nous devenons violents à amasser des silhouettes, des rêves désajustés et des dépouilles d'ombre. On convie le monde à l'abattage perpétuel des apparences mais elles résistent et constituent les archives dans lesquelles nous puisons nos boniments et nos cris.
C'est la nuit à la fenêtre et les fantômes redoublent de gestes désordonnés et s'abîment dans des mouvements vulgaires. On s'astreint à penser les effacer, on les ralentit seulement. Et vient la fausse magie des rapprochements, la lumière avec l'ombre, la lumière dans l'ombre. Ce n'est qu'un tombeau ouvert sur des étoiles factices. Il n'y a rien dans cette histoire qu'un assemblage muet. La douleur est peu ou pas visible mais elle est à demeure. A genoux. C'est dans la nature du rêve d'organiser la douleur ou d'en faire un sentiment.
Même construction, même désir de nidifier sur les verticales qui s'étirent et finiront par se rompre, deviennent ainsi les conditions du silence. Compter sans le temps, lui dénier une place. Tout est figé et tout et prêt à différer l'isolement. Déambuler à nouveau sur les places border-line de la mémoire.
Être face à face et jouer la perfection des équilibres. Oui jouer car dans le détail la passion - le geste magistral de la passion à élever la réalité à l'intangible - la passion falsifie et dénature ce qui a été réuni. Les images seraient-elles fausses puisque rapprochées ? Les images seraient-elle altérées par un sens qui leur échappe ?
Il y a des personnages placés sur le rebord d'une vision, qui entrent dans le champ à proportion de leur absence. Ils sont les allégories d'une réalité cachée et qui se tait. Ils reviennent du plus long des voyages, du plus profond des rêves, étrangers à eux-mêmes, les plus ponctuels des indifférents. Leur insolence est accessoire et leur silence un équilibre ordinaire. L'image est ainsi, elle rapproche ce qui tentait de se disjoindre.
Et la nuit vient sur la rivière réveiller les ombres. L'envol des oiseaux est suspendu et les orées sont noires. Les feux clairs sont tombés des cimaises, surgissent spontanément comme des immensités souterraines du ciel. Au devant des magies du jour, au devant des instants du jour qui s'agglomèrent dans le fond des images, quelle est notre résistance ? Quelle est notre vision ? Ce qui revient des perspectives oubliées ou détruites, ce qui revient en nous, apparaît.
Quelle sont les obligations de la représentation ? Quelles sont les contraintes du désir de montrer ou d'organiser l'indicible ? Tout est dans les imperfections du silence qui entourent les ombres. Tout est dans ce silence soulevé par la terre. Les ombres se disséminent au bout de la vision, ramenées à des respirations, des souffles à peine possibles, à peine assemblés. Tout est espace où le souffle s'oppose aux vérités apparentes. Tout est oubli dans l'image où les apparitions du réel s'effilent à mesure des rêves.
La suite est toujours pour plus tard. Dessiner les reliefs et les débarcadères, soutenir les élévations fragiles, déplacer les figures, regrouper les animaux, dépecer les lignes inutiles et éparpiller les restes. Les assemblages sont des occasions de procès et d'adjudication. Prendra qui pourra, comprendra qui veut. Partager une vision n'est pas sans risque. Les musées regorgent de prisonniers et d'assassins qui pensent à leur dernière promenade ou à leur dernier crime. Ils nous assurent qu'une rédemption est toujours à perfectionner. La valeur du regard est dans le bandeau qui couvre les yeux, épais, opaque, noir de jais éblouissant. Il faut de la stupeur pour comprendre. Autant de renversements du réel que de gestes pour révéler l'envers des histoires.
Les images sont labyrinthiques, faites d'imbrications et de superpositions ou de surélévations momentanées, qui se répètent ou se perdent, qui imitent nos empreintes et simulent les convulsions de nos appréhensions. Les fragments ressemblent à des flammes qui se rapprochent mais qui s'évitent, qui se cassent et s'effritent en esquilles bleues. On les imagine bleues.
Le bleu justement, on en manque toujours. On sait qu'il disparaît la nuit mais il est quelque part, dans un regard, dans un bout de ciel au dessus des mondes, dans une caresse devenue diaphane. Il faut penser le bleu comme une matière vivante. Même dans les plus sombres images qui nidifient la nuit en nous. Il y aura toujours une fenêtre sur les galeries tonales du bleu du ciel et de sa réverbération sur la mer. L'une ne va pas sans l'autre, l'une n'existerait pas sans l'autre. Et au-delà du bleu, tout est noir.
Les collages sont des portraits imbriqués, paysages et matières sur paysages et matières, ordonnancement précis de successions labyrinthiques qui sont amassées autour d'un point focal. Ils ne sont plus la réalité, ils sont le réel déversé des images. Un oiseau s'échappe. Un oiseau s'échappera toujours pour contraindre la fiction à rejoindre le réel.
C'est à l'intérieur des assemblages que l'on trouve les contraintes des juxtapositions et des détourages, les contournements ou les détournements du sens premier des éléments. Tout devient possible sans possibilité de dévier l'organisation initiale, juste par d'infimes déplacements qui re-dessinent les perspectives que l'on pensait cachées. Le bleu et le noir sont de cette nature, d'être les espaces indicibles de la composition de l'univers. De l'univers pictural aussi.
Tout est cortège, suite d'éléments assujettis les uns aux autres dans une pensée ou une vision des retournements. Elles sont les deux faces d'un désir qui s'assemble, apparaît, se construit, devient possible et visible. La bascule des contingences est permanente. Toutes les images contribuent à cet amoncellement de côtoiements et de transparences, modèlent des mondes dont le seuil est unique, une simulation d'apparences qui sont les futurs paysages des rêves qu'elles contiennent mais que nous n'avions pas vus.
Tout est cortège et les coursives empruntées ne nous ramèneront jamais au point de départ. Il faudra les détourer et les rabattre sur des terrasses plus profondes et parcourir encore les terres étagées d'une mémoire qui égrène sa disparition. Ainsi vont les images, des histoires qui ne sont jamais finies ou jamais construites, laissées en jachère. Il faut les prendre pour ce qu'elles sont : des morceaux d'improvisation.
Alors le réel sera réel et toute fiction mise de côté. C'est l'avantage des constructions picturales des collages. Ils prêtent à interprétation et le réel est de cette nature. On y verra des débuts et des achèvements, des envols, des horizons et des frontières, des séparations et des réconciliations, et la trame de la partition sera encore la même.
Alors on reviendra aux mots, on s'installera dans les bascules scripturales des mots entre eux, dans l'errance mentale qui abolit le risque de se tromper de parcours, peu importe la destination, tout point éloigné est à prendre, toute perspective à suivre en charpentant la pensée qui devient matérielle, encre, pleins, déliés, minuscules, majuscules, ponctuation, ordonnées et abscisses d'une terre de signes, d'appels et de promesses, espace des silences, jointoiement des respirations.
On dépassera les apparences. Elles deviendront les chimères que nous attendions, un soudain caprice dans nos illusions, une brèche propice au détour et à la halte. Et sous la seule étoile qui restera, qui repousse encore les assauts des machinistes des images, on finira foudroyé dans le cosmos silencieux de nos pensées.
Hauteville-sur-Mer, 2020-2021
Mouvement de Bascule accompagne les collages de Monument Valley, Saison 10
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