Retour sur un entre-deux toujours là, où je m’arrêtais. Je plonge dans un vieux fauteuil club où, enfant, je finissais par m’endormir en chien de fusil, arrimé parfois à l’un des énormes accoudoirs.
Un entre-deux hors du temps réel, hors de la lumière réelle et hors de tout imaginaire qui aurait pris le pas sur la seule réalité qui m’atteignait : une ombre bleutée emplie de longs souffles de silence.
Je prenais ma respiration. Je reprenais ma respiration d’un seul tenant à l’approche de toutes les îles qui gisaient en moi que je cherchais à rejoindre à grands coups de mots heurtés les uns aux autres.
Ce qui retenait mon regard, ce vers quoi j’allais, c’était un coin de ciel bleu au bord de la fenêtre, loin, tout au fond du bureau de mon grand-père où était disposée une table (je me rappelle d’un plateau de verre).
Il y avait des objets, cendriers massifs (cristal ?), des boîtes, tortue pique-fleur en porcelaine, un crocodile en bois d’ébène, un pot à crayon, coffrets en verre, corne de vache grise et sépia, une balance Roberval en cuivre tout en finesse, au centre de la table. Elle se détachait sur le fond de la fenêtre, derrière.
Quand je m’approchais, le plancher craquait. Les plateaux de la balance oscillaient insensiblement à raz du plateau de verre, en mouvement rond, de bas en haut et de haut en bas d’un fil invisible qui les tenait toujours à égale distance. Etait-ce moi qui tentais de trembler le monde ?
Dans la grande maison familiale, ma place favorite était ce fauteuil, à l’abri des ombres qui se déplaçaient lentement selon les clartés mouvantes du ciel. Je les suivais du coin de l’œil tout en tenant à distance les bruits de la maison.
C’était un refuge ouvert, un renversement dans mon esprit du sens des situations et de leur révélation, des confidences qui se dévoileraient. Je ne dominais rien, je plongeais résolu dans le monde incertain de mes rêves et de mes absences.
Je partais trop loin pour être rejoint et je m’égarais immanquablement à chercher des escaliers, des passages et des coursives que j’avais bâtis et dont il restait les lignes éparses dans des perspectives qui se délitaient les unes après les autres.
Je m’endormais.
Je ne dormais jamais vraiment.
Cet entre-deux fut l’apprentissage des mots hologrammes qui superposaient des images, des sons, des rythmes, des accolements jusqu’à donner des visions emplies de ruses exacerbées pour les prolonger jusqu’au fond des horizons visibles.
J’expérimentais des collages mystérieux, parfois impénétrables, sans papier, ni ciseaux, ni colle. Je manipulais ces assemblages jusqu’à l’épuisement des sens que j’y trouvais ou que je leur donnais. C’était plus qu’un jeu et j’excellais dans l’art de leur combinaison.
Parfois je quittais le fauteuil, prenais un livre dans la petite bibliothèque vitrée, à droite en face de l’escalier, j’ouvrais au hasard, lisais et chaque fois je plongeais : ... pourtant les beaux jours approchent, car dans les couchers de soleil, des coulées de lumière plus chaudes se déversent de l’horizon, et dans les nuits plus claires, passent des souffles tièdes (Emile Moselly). J’entrais alors dans l’irrésistible singularité du réel et du langage.
La vie reprenait son cours. J’étais au seuil de nouvelles terrasses à l’à-pic de coursives et de passerelles jetées sur des vides bleus, sans parois, sans fonds, d’où revenaient des respirations tout aussi bleues et diaphanes, élevées, qui m’étourdissaient et me rendaient léger, aérien.
J’étais dans les mots du réel. J’avais devant moi des échafaudages de superpositions. C’était des agrégats fantasmagoriques. Je n’avais rien d’autre à faire que d’expérimenter des associations de circonstances et des répétitions de coïncidences. De ces rencontres et du hasard s’organisaient de longues chaînes de sens, qui donnaient les directions à suivre pour explorer le monde.
Et j’entrais dans la réalité accidentée du monde, à rebours des silences de la parole, à rebours des mots qui viendraient à manquer, à la recherche des incidences incertaines ou indicibles des mots entre eux, seule façon de penser, sans le savoir alors, les partitions à venir de mon écriture.
(chez TheBookEdition)