Faire un pas de côté modifie la perspective et crée un écart mental qui change le point de vue. Modifier la ligne de fuite, déplacer le point focal. Devenir mobile dans le champ de lignes, se déplacer, accepter d'être nomade, s'extirper du champ.
L'espace immédiat est encombré de choses immédiates. Sortir du court terme, abolir demain, se déplacer plus loin. Eviter cependant de se déplacer selon une même ligne dans la fuite. Chercher la rupture des fuites, du sens actuel de la perspective. Tracer jusqu'à rompre.
Changer le sens, modifier les fuites. L'espace devant soi est une multitude de lignes de fuite. Déplacer la vision arrêtée, défaire la pensée qui s'arc-boute sur un seul point. Changer de focale. Ce ne sera pas la première fois. Ce sera une nouvelle fois et toutes les fois à venir.
Tout cela a à voir avec les sentiments. C'est encombrant les sentiments, ça longe les lignes de fuite, ça les ronge, ça monte par bouffées comme de lentes résurgences d'un désir qui ne veut pas mourir. Faire mourir le désir, voilà l'écart à faire, voilà le deuil des lignes d'aujourd'hui.
Désappendre, désarrimer. Se désarrimer des lignes de fuites qui encombrent la vision et le champ. Changer de champ ? Ce sera le même, il n'y a qu'une vie, il faut se déplacer dans le même champ et gagner d'autres lignes de fuite, fuir différemment, organiser la vision d'un autre point de vue, selon d'autres sentiments.
Gagner sur ce qui meurt, gagner sur ce qui nait. Sortir de l'impasse des sentiments. Elargir le champ, repousser la vision plus loin. Il n'y a pas de limite au champ, seulement des horizons. Les horizons se franchissent, à la découverte d'autres plans du champ, d'autres arc-boutants qui tiennent l'espace du champ.
Gagner de l'espace, respirer mieux, à profusion. Devenir cette profusion des horizons atteints et franchis. les perspectives sont toujours vertigineuses. Accepter le vertige. Peut-être s'agit-il de errer, de renouer avec l'errance, d'accepter d'être nomade ?
L'errance casse les points de vue, le nomadisme va en travers des lignes de fuite. C'est une fuite traversière, avec des horizons renversés pour voir mieux et respirer mieux, plus large. Peut-être s'agit-il d'effacer le "jadis". peut-être est-il question de grandir, d'élargir le pas ? Grandir avec la conscience de la douleur des sentiments ?
Au bout des sentiments il n'y a pas de visage familier. Seulement la rupture d'un regard qui bute, d'un désir qui rompt, de sentiments qui n'ont pas leur place dans un mouvement qui cherche à naitre. Les sentiments forcent à l'immobilité. C'est le danger et la douleur.
Il manque au point focal du désir les lignes adjacentes de la fuite, celles qui ne se laissent pas de traces, celles qui s'effilent le long du regard dans une recherche éperdue du désir. La fuite n'est pas le remède, elle n'oblige pas, elle vacille à mesure de son avance.
Ainsi sont les sentiments, des fuites vacillantes, prêts à renaitre. Nous sommes le champ labouré de sentiments, d'exaspérantes réminiscences de nos visions à courte vue, à peine formées qui laissent le coeur et le souffle - notre respiration - inassouvis.
Dans le champ de notre esprit, les juges éructent à profusion. Ils se démènent contre nos désirs, les rendent amères jusqu'à penser qu'ils sont notre perte. Ils manipulent seulement nos sentiments, rendent indistincts ce qui nous fait et ce qui nous ronge.
Apprendre à désapprendre, revenir à l'errance, aux signes du feu aperçu dans les lointains, aux horizons qui ne se laissent pas atteindre, qui reculent, qui se donnent brutalement dans notre fuite inexorable à les franchir, où nous entrons libérés des sentiments.
Plutôt que l'errance, s'arrimer. Je vis où je m'attache, écrit Yves Navarre. S'accrocher aux linéaments des perspectives, se porter en avant mais s'obstiner dans la même ligne de fuite. Ainsi vont aussi les sentiments, ils s'enchainent et s'agglutinent, ils s'opiniâtrent par devers nous.
Les rives et les bleus de l'âme s'attachent à nos rêves et les détruisent. L'entêtement, martel en tête de ce qui nous échappe, est une trahison faite à soi-même. Nous aimons en pure perte mais nous avons aimé. On poursuit, on se donne, on se cramponne, on s'épouse, on se livre, on s'aheurte, enchaînés que nous sommes à nos démons, qui vitupèrent derrière nous, préoccupés qu'ils sont à nous retenir encore.
Plutôt que l'errance, l'écart en soi, faire ce pas de côté et se dévier, devenir irrégulier. Ainsi grandit le désir en nous qui remet à sa place ce qui s'effaçait. Déchirer ce qui reste à déchirer.
Ne pas rester immobile. Retrouver une vision, des visions dans les à-côtés des sentiments qui meurent. S'agit-il de renoncer, d'étouffer, d'arrêter la respiration, d'éviter les résurgences, de douter des moments complices, de ce temps devenu du passé ? De quoi s'agit-il ? Etre errant !
Le feu est errant, les sentiments demeurants ! Le feu passe les horizons, les sentiments clouent au sol ! Il y a toujours un deuil en instance en nous, une part en nous qui n'était pas la nôtre, qui meurt. Qui n'était pas la nôtre, mais qui était cette part irréductible en nous de l'autre, parfois de nous-même en l'autre.
Les sentiments nous mettent en danger. Reprendre la marche, fuir le danger, sauter sur l'horizon, sauter pour respirer profusément. Gagner le feu errant ! Ne plus arpenter en droite ligne des lignes de fuite. A rebours dans la marge.
L'entêtement des sentiments à surgir, mais attendus, décidément en embusquade. Nous ne le savons que trop, dans les volte-faces de l'ivresse et des larmes, cette inquiétude qui reste, en boule. Il faudrait se précipiter, remonter à la surface, se décider pour l'une ou les autres, l'ivresse inouïe ou les larmes rassurantes.
Nous ne connaissons jamais le dessous des cartes. On ne lit qu'à demi et il manque une certitude à nos sensations. La perspective est là, à bordure des vérités qui nous échappent ou des sincérités qui nous fuient. Nous vivons à l'esquive. Nous sommes les voix entremêlées et tues de désirs qui pourraient se retourner contre nous.
Qui se retourneront contre nous.