J’amalgame, je prends, je me déprends, j’organise la fuite à reculons, de travers, en toute lucidité du désir qu’on enfouit, qui s’abrège et se désagrège. S’enfuit. La militance n’a pas de désir, juste des renversements ou des révolutions. Elle est fo-menteuse de discours dépourvus d’ambition, d’admiration, il lui manque la jouissance. Je n’apprécie pas les promesses non tenues. En contre-partie de nos allégeances, nous naviguons sans boussole.
Les questions sont toujours lancinantes comme les douleurs et les remords. Ils pointent le manque, la désorganisation et les dépravations. Ils sont sans pudeur. Ils sont utilisés à contrer le bonheur. Nous soutenons la contradiction, jusqu’au bout. Dans Les qualités discrètes j’écrivais : A la recherche du bonheur et sa variante, le silence ; à la recherche de cet instant dissident, à la frontière, parce que le monde est incomplet et sans distinction, prêt à vaciller, qui n’abrite rien que des lignes de démarcation, d’une borne à l’autre, d’une ségrégation à l’autre, monde inchangé de la douleur et du renoncement ; à la recherche du bonheur comme on respire parfois à pleine voix élevée, pour faire exception et vérifier une fois encore que nous resterons étrangers et hérétiques, en mouvement, en chute libre, d’extraction en extraction. Seule solution de continuité à l’approche du silence promis.
Nous resterons étrangers et hérétiques aux promesses de révolution.
Parfois se détourner, en prévision. Nous sommes dans le détail, forcément, pas à pas, de branche en branche, afin d’éviter les dérives. La pluie qui tombe assure nos réminiscences, entre les voiles des gouttes et des souffles où la mémoire sille à l’aventure de ce qu’elle nous laisse entrevoir. Nous étions pourtant inaperçus, presque inavouables, on pouvait nous croire parjures et démobilisés. Nous feignons l’indifférence, et tout étranger que nous sommes, nous ne vivons pas éloignés ou retirés.
Ce besoin de bonheur est là dans le travers de la douleur qui s’installe, s’accroche à la chair et dans les os, ne s’immisce pas mais tranche. L’urgence est le passeur du bonheur. Voilà ce que j’ai appris. Nous attendons trop de demain, rien d’aujourd’hui, c’est notre tort et notre faiblesse. Tout est dans l’écriture du silence dans Le dessert de gaufrettes de Lubin Baugin.
La terrible sentence du silence sur la mémoire : tu n’as pas l’âge.
Dans l’entre-deux, j’obtempère, déplacé sur la courbe digitale qui coupe en deux le monde, qui scinde les sentiments, traverse d’autres courbures plus indicibles - mais là -, qui s’évasent et frôlent les orées tumultueuses du ciel, j’obtempère, je veux dire je me redresse de tout mon poids pour effleurer et sentir tout ce qui coule autour de moi, qui passe, qui s’enfuit, qui finit par manquer et cet entre-deux où je suis encore assis, écoutant les bruits diffus de la maison, qui viennent difficilement jusque là, je me redresse, je veux dire j’exulte de tous mes sens pour saisir ce qui va disparaitre, ce qui faisait de moi une existence.
Cet entre-deux est dans tous mes livres, à la fois ouvert et fermé, dedans dehors chaud et froid, lumineux et sombre, à la fois poste d’observation et lieu d’enfouissement, à la fois début et fin du monde matériel, j’y reviens depuis toujours. Il est au seuil des marches du monde, vers le bas, vers le haut, il se tient dans un espace fini ouvrant sur des perspectives éclatées dans tous les sens de l’horizon. J’y suis assis et j’explore. Il s’appelait l’entre-deux. Où es-tu ? Dans le fauteuil dans l’entre-deux. Je peux encore aujourd’hui en faire le plan et placer tous les meubles tapis objets et tableaux qui y étaient.
Le monde se découpe en tranches verticales, la mémoire en tranches horizontales. L’entre-deux est à l’intersection où je bascule.
Ce que l’on sait du bonheur tient dans une tête d’épingle. Il n’y a pas d’ombre où je vis, que des cris d’oiseaux perturbés et envolés. La mémoire pourrait être un cri fibrillé de bas en haut par le battement des ailes des oiseaux décrochés de leur trajectoire. La mémoire est nécessaire au bonheur sinon il n’y aurait rien. Et sans trajectoire il n’y a rien.