Mais j’ai tellement envie d’être à demain pour savoir de quoi la nuit aura été porteuse et jusqu’où votre marche vous aura conduit.
(Lokenath Bhattacharya, Votre exploit, Ed. du Rocher, 2001)
Parfois, il faut refuser d’un calme mouvement de la tête qui dit non, sans entêtement et sans détour, simplement un non de la tête ; parfois, il faut déserter, sauter les talus, oublier son enfance, s’enfoncer ailleurs, loin, vers des frontières inconnues, les atteindre, parfois ; parfois, il faut fuir, déranger le temps en soi, accroître l’espace en soi, subvertir les besoins, naître avec le désir, et fuir comme un non persistant. Quand la nuit est venue, après la nuit, toutes les autres nuits seront semblables, mortes, sans souffle et sans mémoire. La nuit qui passe ; et dans cette nuit ne connaître que la fuite, cette mémoire blessée du savoir ; l’ombre tombe sur la nuit pour mieux nous aider ; mais la nuit cède sur l’ombre et ne cesse de nous séparer.
Parfois il faut consentir à détruire, instruire pour libérer, chasser sans atrophier, sacrifier sans renoncer ; la nuit extravagante arrachée à son désir, errante et infidèle, erreur du réveil, la nuit durera l’obstination du silence. Un incendie fait rage où la nuit travestie joue en trompe-l’œil dans le miroir de ses vraisemblances, nuit après nuit ; et la nuit finira comme une maison détruite quand il n’y aura plus de terrain pour courir, ni de raison de fuir, ni de rêve pour s’extirper du monde ; la nuit finira par un écart en soi, hallucinée, entre la matérialité du monde et la certitude du réel.
La main considérable qui limite notre esprit est un marteau intime et intolérant qui nous tient en quarantaine, hors de nos habits, loin de nos masques ; immobile et indomptée, voilà la main de cette réminiscence bleue de la nuit vers le jour ; où le jour est apparu, nous étions là ; où le jour a fait éclat, nous étions là, près de la frontière. Passerons-nous enfin ? Où le jour est apparu, nous soupçonnions, parce que l’inquiétude était à son comble, qu’à l’intérieur de soi, il n’y aurait place – dans un divertissement sans défaut - que pour les faux-semblants du clair-obscur, où les traces de la terre finissent, en butée, sur les scintillements des barbelés. Nous passerons en fraude. Et ce sera notre intimité brusquement accidentée qui, un instant – parce que l’orage accapare le ciel – tiendra lieu de sauf-conduit.
Toute cette sténographie inexplicable qui, dissimulée en nous, rompt encore en nous ; confidence contre confidence, nous consignerons nos ombres sur les grands registres du silence. Les barbelés ripolinés sculptent la froide orthographe de notre fin en nous ; notre fin du jour quand le jour finira. Ainsi le divorce a sa place en nous, ouvert, apparence du dehors, maintien du futur, évidence de l’attente ; le divorce en nous comme un froid se déplace d’un ordre à un ordre, d’un ordre à un désordre ; et quand le rêve s’en prend à nous et quand le rêve nous brise, nous touchons à notre faiblesse ; ce manquement au réel, cette fantaisie du réel dans la rupture bleue entre les parties du ciel, cette inversion du bonheur pour des désirs moins vrais et des plaisirs moins forts.
Au-delà de la frontière, il y a des frontières, des lapsus, tous les faux-pas de nos hallucinations. Nous trébucherons, presque aveugles. A cette condition, les frontières existent ; à cette condition, la fuite est impossible et le jour sera venu pour rien ; et dans nos yeux morts, il y a la mort, hypocrite et vaniteuse. A cette condition, peu importe les frontières, peu importe la fuite. En nous, le monde suffit à sa vérité, le monde ouvert en nous de la mémoire du jour. Parfois, il faut dire non ou déserter ou fuir, selon l’occasion, quand la nuit qui s’achève laisse une arrière-pensée amère, un entre-deux vide, dans le huis-clos du désir et de la mort.
Dans le huis-clos en soi, pour cette nuit imprévue, nouvelle, vous et moi saurons visiter nos rêves, terminer l’aventure à l’orée d’autres frontières, mais elles seront transparentes, légères, répétées dans l’arrière-fond du ciel ; jusqu’au ciel justement infiniment vide ; vous et moi saurons dire et taire tout à la fois la nuit disparue et le jour élevé, la nuit dans le jour, le jour fermé sur la nuit et vous et moi fuirons encore parce qu’il n’y a pas de solution de rechange et dans la réalité blanche nous serons encore matière, vérité de la matière de nos songes car la nuit est ainsi, toujours en nous.