Chère N...
Au kilomètre 25, vers l'est, l'accotement cède sous les roues, mettant en danger les êtres et le matériel. Pour prévenir une chute éventuelle - un ravin longe la route qui longe les herses et les haies de barbelés - et malgré l'étroitesse de la route, nous roulons au plus près de l'enceinte, au risque d'accrocher l'aile du véhicule ou d'arracher les pneus. la manoeuvre est délicate, le bas-côté fragile, la ligne suivie à peine une marge de vie.
La voie étroite plonge dans la nuit éclairée par le faisceau des phares, la route s'ouvre et se ferme simultanément bordée du vide noir - seul l'éclat du métal la retient de tomber - ouverte sur des embrasures éphémères, fermée comme une main se referme, brutale et nouée. Nous sommes un segment sur la nuit, une hachure sur la ligne qui nous porte. Des lambeaux de nous-mêmes ramifient aux extrémités des herses, nous faisons corps avec la peur.
Parfois la route s'élargit, les bornes s'effacent dans l'ombre et l'ombre devient la seule lisière de nos affrontements, notre souffle s'apaise, la main se calme dénouée de ses ascendants et, dans cette fraction de seconde où la limite redevient frontière, comme un simple ourlet sur la terre qui souligne sa pente, fermer les yeux, sortir de l'agonie nerveuse qui nous tient en survie, sortir du feu et de froid qui, à trop prendre, anéantissent le plaisir.
Dans les marches de la nuit, à flanc des commencements, au rebord de nos souffles, côte à côte aux confins de soi, nous voilà déliés de la nécessité du monde, du sens des fins auxquelles nous sommes astreints. La vérité tient à un fil qui casserait si nous savions le rivage accessible, l'orée possible, mais la route se referme et dans les lèvres ouvertes de la nuit, les spasmes reprennent.
Les biens précieux sont ineffables.