(1)
Au seuil de l'indélicat testament.
(2)
Au-dessus des toits, la chambre vide du ciel.
(3a)
Ce qui manque, c'est un temps d'arrêt, un long éblouissement, une voix répercutée d'écho en écho, un souffle apaisé, un regard immobile au bout de l'éternité. La nuit n'est jamais suffisante.
(3b)
C'est la nuit, rien qu'une nuit sans lune où pleure le chat perché sur le toit noir des rêves.
(3c)
Cette mémoire des petites choses, l'incessant aller-retour de l'endroit à l'endroit. Arpenteur de mémoire sans mémoire.
(4)
Demain suffira bien pour dire la peine d'aller, le plaisir du vent, la fraîcheur sur la nuque, le matin froid. Demain suffira bien pour prendre le temps du café au bord d'une terrasse d'abîme. Demain et plus loin.
(5)
Des compagnons de vie et d'exactitude, de rendez-vous pris, manqués pourtant ; une lumière trop vite éteinte, des instants portés disparus alors que tout attend. Là.
(6)
Entendu : "le monde, c'est tes bras".
(7)
Il fallait se lever, arbitrer l'indicible, armer la main pour casser le rêve, établir la vérité, rétablir le silence.
(8)
Là. Par là. L'errance débute, errance blanche du silence sous le silence du ciel. Errance du bonheur et de la douleur.
(9)
Le chœur gronde de l'autre côté des décors.
(10)
Le cri infini du poisson harponné.
(11)
Le jeu disparate du désir et de la raison n'a plus cours. Tout ce qui échappe, tombe, s'éparse, donne à rêver de peu, au mieux du plaisir et de l'oubli du plaisir. Le cœur cède et l'esprit le suit dans les plis toujours mouvants de la jouissance, sans un regard, sans geste.
(12)
L'épaisseur versatile des rêves.
(13)
Les mêmes mots pour la peur et le plaisir, la mémoire et l'oubli. Des mots d'arpenteur.
(14)
L'espace blanc des mots qui se défont, par défaut d'espoir, ne nous oblige pas à céder sur notre avance et notre rire. Mille mots instructifs dans le dictionnaire franc de l'écriture.
(15)
L'instrument et la couleur sont de la première importance. Glissades, parfois heurtées, mains malmenées, fermées, tendues. Elles doivent défaire la trace des lignes écrites, surgir. Le choix de l'instrument est de la première importance. Et la couleur. Comme un pont jeté sur la mémoire. Choix de l'instrument. Décider de la couleur. Inventer, vivre.
(16)
Nous abandonnons trop aisément à la crainte d'aller nos sensations, nos peurs - toujours enfantines, toujours blanches et noires, excessives - ce jeu de froissement de cœur qui subsiste et nous oblige à avancer.
(17)
Passion éprouvée des choses vues, en quelques lignes. Ne rien clore. Il faut se répéter sans cesse ces quelques mots de magie - de toute façon s'éterniser dans un froid rayonnant et presque confortable.
(18)
Petit chat du malheur, passant de la mémoire sur le toit de nuit d'un début de monde. Le froissement du vent sur ta fourrure noire lève des reflets d'étoiles comme autant de peur, de fièvre et de rancune. Malheur du regard.
(19)
Petit masque, grands yeux - bien ouverts - calmement, à grands pas, charpentés de nuit. Réalité... Réalité... Réalité.
(20)
Pourvoyeuse des rêves à détruire, il faut bien, un jour, se mettre à guérir. Question de mémoire, en somme.
(21)
Quand demeurer toujours ou tourner chaque jour, en démesure de mots, souvent s'il fallait seulement un brin de fine mémoire, un autre rire aux lèvres ; quand demeurer yeux ouverts ou tourner sous le geste moqueur et parfaire sa soumission, l'orgueil aussi ; s'il fallait seulement un brin de fine mémoire pour deviner, entre demain et plus tard, bien plus tard, les mots qui resteront sans peser, sans blesser, d'un ailleurs ou d'un hier, ni possible ni souhaitable demain.
(22)
Ramasser les images et les mots. Saisir le geste inaperçu, le regard qui, plus que les mots, dévoile d'autres regards, secret d'entre les secrets, aventure d'aventures.
(23)
Soyons lestes, légers jusqu'à la transparence. Nous toucherons mieux le ciel, ainsi, vide de temps.
(24)
Toutes les raisons d'aimer et de haïr dans le même instant arrêté. Toutes les raisons d'éviter le choix, la raison d'aller, l'argument de céder au choix même.
(25)
Vandales du feu de la Sorgue. Vos autorisations sont précipitation, servilité de peu d'amour. Tout juste arracheurs de mémoire. (A la suite de R.C.)
(27)
A chaque instant, il y a la mémoire des villes, cette indépendance des actes et du lieu. C'était l'hiver. Nous prolongions des conversations interrompues par notre volonté, pour la joie de la rencontre... et encore la rencontre.
(28)
Ceux qui nous emporteront dans leurs bras revêtus de vert et de rouge, ceux qui ne prêteront attention ni à nos regards ni à nos lèvres qui bougent, ceux là seront les cris de notre vie enlevée.
(29)
Il y a des yeux dans lesquels on se reconnaît, par instinct. Un clair regard où notre vie est toute entière jetée dans le monde. Des rencontres que le hasard n'a pas dérobées à notre propre vie. Il y a des yeux dans lesquels se noyer n'est rien car c'est naître que de les croiser.
(30)
La mort. Ce petit jour froid où nous sommes poussés à reconnaître que rien, ni visage ni mot, ne permettra d'avancer, de tourner simplement. Toujours ensemble au creux de nos regards où l'un des deux s'est aventuré trop loin et trop près. Arraché du temps commun.
(31)
Nous finirons par contester nos habitudes, les amertumes figées dans le blanc et le bleu d'un hiver qui s'attarde. Au risque de la satisfaction, nous donnerons à l'absurde présence des mots, une réalité si pesante que nous menacerons de nous en débarrasser brutalement. Les rythmes sont sincères, les verres vides. La cigarette écrasée donne ce mal de cœur froid que l'air vif, fenêtre ouverte, a du mal à faire passer. Nous entretiendrons avec nos cœurs des conflits maussades. Alors, nous sauterons pour un grand plaisir vide.
(32)
Nous prêtons attention à nos rêves comme à des réalités possibles de changement, de jouissance. C'est un pouvoir nouveau qui nous entraîne.
(33a)
Nous progressons sur des feux de paille, averses fugitives de brindilles bleues. Ensuite, qu'advient-il de nous, de nos projets, de nos actes ? Quelle importance ? Nous naissons dans un silence noir.
(33b)
On apportera du cœur à l'ouvrage des mots, du cœur désespérant de doute, un peu de patience, de l'exactitude.
(34)
Où nous avons attendu, tout tendus de mémoire, d'effrayantes images rêveuses, sur un chemin de bord de ravin bordé de cyprès bleus ; où nous avons laissé plus que notre esprit et bousculé les pierres accrochées aux épingles des arbres ; là, sous l'orage, quand nous avions le temps d'amasser des mots et des rires et de la peur ; là, nous commençons vraiment à oublier si, le silence aidant, nous pouvons encore y passer.
(35)
Postface à "Voisins d'arpentage". Où écrire ? A qui ? Qu'ai-je encore à dire ? Je n'aime pas raconter. Suis-je si vide ? Comment ça marche dans la tête ? Ai-je un plan à tracer de toute urgence ? Pourquoi tant d'erreurs dans cette vie ? Quand finirai-je ?
(36)
A cet instant, où je suis, j'ai tracé le cercle de brise qui faufila les feuilles, le rêve l'emporte sur le cœur, il s'alourdit d'ailes froissées et de souffles inutiles. Le rêve contre le cœur ! Faut-il être à ce point dépensier pour ne rien désirer ?
(37)
Comment déceler le faux du vrai, l'illusion du rêve, le masque sous le visage, le visage sous la réalité ? Quelle importance accorder aux attitudes du geste sinon le souci de les voir telles qu'elles sont ? A vrai dire, comment aller plus loin dans la destruction des faux semblants, comment déjouer l'astreinte qui pèse sur chacun de nos moments ? Je veux dire, comment penser l'histoire, son histoire, sans qu'elle se transforme en doute ou en ignorance, en suspicion ou en indifférence ?
(38)
En moi joue l'ombre dédoublée de l'instant. Elle tourne toujours arrêtée dans la mémoire. J'ai fini d'écrire pour cette vie entière.
(39)
Etre ce que je suis - en toute contradiction - calme, patience et silence.
(40)
Il y aura de grands bouleversements qui me laisseront amer et libre.
(41)
J'ai aimé la lente dérive de la lumière dans les arbres au-dessus de ma tête, le ciel cassé sur les murs blancs, le ciel tout entier au moment où il disparaît et la nuit n'est plus qu'une et Mozart est forcément vivant, c'est un seul geste dans ma tête tout au long de la vie.
(42)
Il reste si peu de temps, aucune surprise, sinon l'aventure quotidienne. Et si je m’arrêtais ! Il fallait débuter un autre voyage, abolir mémoire et passé, refuge et enfance. J'ai changé de stylo. Une façon de dire l'impatience et la peur, le risque de perdre. Il y avait cette douceur des soirs d'une grande vie, baignée de parfums clairs et de senteurs légères. Ce nocturne, mieux qu'un rêve, mieux qu'une vie. Un pur instant de feu. J'ai changé de stylo et j'ai changé d'âme. Je me suis offert un plein panier de silence, un ciel chargé de solitude, à la découverte de ce que je suis.
(43)
J'ai des spectacles et des mains sous mon manteau de mots.
(44)
J'ai peine à avancer partout où vont mes regards. Toute pensée devient difficile et trouver les mots pour la traduire quasiment insurmontable. J'ai peine à m'asseoir, le soleil me fait mal. Un peu de peur, la nuit vide, un piano cogne à ma mémoire. Je suis ma seule compagnie, sans conversation, à l'intérieur la lumière manque. L'équilibre casse comme paillettes, l'obstacle c'est mon esprit, l'obstacle c'est moi. Partir en promenade. Je n'ai plus de mots.
(45)
J'ai peur de ces lieux complices, intransigeance éphémère d'un coup de vent.
(46)
J'ai trouvé la transcription musicale de ce que je tente d'écrire. Réserve soutenue de Paolo Conte.
(47)
J'apprends à ne plus aimer et, seul, à finir les phrases entamées à plusieurs, le doux sentiment d'être et de savoir me taire. Parler à haute voix ne m'est plus nécessaire. J'apprends le silence parmi les autres car je pourrais tout dire. J'ai appris la peur du silence, aussi le silence ! Je ne sais plus aimer les mots lancés, rebondis. J'ai d'inutiles espoirs, de vaines paroles inéchangeables. Après, plus tard, sous la nuit d'un ciel froid, sous le ciel d'une lumière crue, je pourrais tout oublier, tout feindre, tout inventer, tout peser dans ma tête. Je sais ma mémoire, mon cœur de mots passés, j'ai la mémoire des gestes, des lieux tendus, des instants vides. J'ai la mémoire simple de mots trop lourds. A force, il n'y a plus de traces, plus de traits, les plis audibles meurent. Les mots dits, les maudits !
(48)
J'invente, nuit après nuit, des mondes parfaitement inutiles. Je les traite avec précaution, mais toujours dans une vivace fugacité. C'est presque devenir somnambule, le jour. Tout est passion. Il faut bien s'éteindre quelque part, momentanément, s'effacer derrière soi, se regarder. Pourquoi mes miroirs me trahissent-ils ? Sans doute est-ce difficile de grandir et de se prendre tout à fait au sérieux ? "Rêver, les yeux ouverts". A tout seigneur, tout honneur. Je préfère ça. N'essayons jamais d'être vraiment sérieux. Chacun son caillou qui déforme la poche et finit par la trouer. Nos refuges ont toujours des fenêtres difficiles à fermer. Finalement, nous n'allons jamais dans le sens le plus opportun pour nous-mêmes. Nous apprenons trop tôt à nous contraindre et cette fâcheuse habitude pèse sur nous de façon insistante. Ah ! Si j'étais musique, intouchable trait.
(49)
J'avais déserté l'effleurement quotidien.
(50)
Je finirai par avoir peur du silence ; mes yeux ne peuvent s'ouvrir indéfiniment. Il y a des trous dans ma mémoire. J'arrêterai de tourner quand bon me semblera. Arrêter de tourner.
(51)
Je m'attarde dans l'avenir, seul instant acceptable. Tout n'est que partie remise, elle s'aventura enfin.
(52)
Je recommence à avancer, arpenteur de sentiers légers. Enfin détaché, enfin en réserve de ce qui vient, pur spectateur. Ailleurs ! Mais c'est ailleurs, là, dans l'esprit tout entier tourné vers sa création. Ailleurs ! Mais maintenant quand les mots ne sont plus suffisants à débusquer la vie. Je me souviens : à partir d'aujourd'hui, tout ce que nous ferons sera de trouver une qualité et un sens à notre existence. Détaché de l'extrême vigilance des jours.
(53)
Je retrouve des joies anciennes d'architecte d'espoir, une patience de rêveur de fond.
(54)
Je vais renouer avec le silence, le trouver intact là où je l'avais laissé, au fond de moi, sur un bord de talus sous un ciel grand et vide, bleu de désir, lavé de l'amertume. Un vrai silence de vie. Un vrai silence plein de regards voilés, un grand silence tout étendu, léger, un silence de silence.
(55)
J'écris par petits bouts, par morceaux de sensation, ramassant pièces et débris martelés de la vie. Quelques mots, quelques phrases, aucun livre. Je n'attache plus d'importance à la longueur. Seule compte la cohérence, la triste cohérence d'un mot sur l'autre, ne serait-ce que pour la détruire une fois pensée.
(56)
J'habiterai sa lumière car elle seule me donne l'aventure, le parfum, le désespoir d'être. Car elle seule joue dans mes mains comme autant de regards portés sur les ombres des étoiles. J'habiterai son corps car il me porte sur les rêves du vivre et du désir. Je déserterai pour mourir. Sait-elle le point de non-retour de mon amour ? Sait-elle que, passante, mes bras ne suffisent plus à la retenir, que toute souffrance est là ?
(57)
Me suis-je trompé ? Je ne doute pas de l'aimer. Ou bien est-ce sa bouche que j'ai voulu mordre ? Quel jeu joue-t-elle avec mon désir ? J'ai crié et pleuré sous son ventre.
(58)
Notre obsession nous vaudra de faux détours, des herbes dolentes sous le vent chaud, de l'illusion (un remords). Souviens-toi ! Cette Illusion légère pour toute liberté. Je me suiciderai pour m'apprendre à vivre.
(59)
Par miracle, j'ai suivi le chemin blanc d'un jour d'orage, il y a vingt ans. Moins d'arbres, moins d'étincelles, la peur pourtant à l'instant de quitter l'embrasure de terre, là où forcément il fallait passer. Mime odieux du vent dans les herbes. Toute la place pour un cri. Toute la place...
(60)
Tenté de parler au passé comme si tout était joué pour une part de moi, comme si, déroulant ce qui reste de la toile, le fond inachevé devait le rester. Ce qu'il faut de duplicité pour s'apprendre !
(61)
Une épaisseur de trait pour chaque écrit, chaque histoire qui s'écrit, épaisseur de la plume. Il y a la place occupée par les mots. L'empâtement des mots. Je mène quatre parallèles et toutes croisent au droit de ma mémoire morte. Quatre lieux d'exercice, quatre temps, quatre vies qui, ramassées, n'en feront qu'une une fois le travail achevé. L'écriture se répète et répète le même chemin, le même trajet. Celui du jour de l'effacement des mots. Il reste le regard, la main, le geste d'ouvrir les bras et de les fermer sur la lumière du monde. Il reste le silence et les yeux. Un architecte patient dresse les plans de chute, les plans de fin du chemin parcouru. Un architecte enfermé dans le pli du regard qui cille sur la lumière aiguë de la nuit passée.
(62)
W.A. Mozart. J'ai grandi avec Mozart, tour à tour ciel, orage, feuillage, mille feux dévorés, mille cœurs délivrés. Il est de tous les voyages, devenu mon propre regard sur le monde, manière instinctive d'effleurer les étoiles, il donne sans jamais se donner tout à fait. Pervers Mozart.
(63)
Revenir à Quentin, petit Quentin du vent sur la dune.
(64)
Ce serait "l'ordre des choses" dédié à mes contemporains d'arpentage, à mes voisins de mots où les causes et les effets ne finissent pas de devenir. Aller-retour inachevé, se transformant sans cesse. Ce serait "traité de l'implicite" ou "histoire" ou "fait" ou "effet", de demi-mot à demi-regard, de demi-geste à demi-silence, ce qui ne se dit pas, raconté pourtant haut et clair, les instants sans surprise d'histoires surprenantes, façon d’aller en somme. Ce serait "Le silence est bien encombré" car à l'autre bout de toutes ces vies, il y a Quentin, Quentin l'adossé, tout entier mémoire et mémoire de la mémoire, qui s'attarde au bord de la table - son garde-fou en quelque sorte - qui s'attarde en écrivant, pianoteur de mots qui pèsent sur la vie. Ce serait "Eloge de l'effleurement", l'à peine vu, touché de la pointe traçante de la mémoire. Ce serait "C'est maintenant", comme un droit-fil d'un passé dévidé.
(65)
C'est trop d'orgueil à l'encontre des jours. L'histoire de Quentin ne touchera pas à sa fin. Je désirais parler de légèreté. Trop d'orgueil nous mène. Les choses du monde n'ont plus l'importance nécessaire pour les rendre visibles. Quentin sait l'impossibilité d'être. Nos refuges sont illusoires, de feintes tentations, à peine des traces dans le quotidien, à peine des mots. C'est assez d'orgueil pour ne pas céder à l'instant, le lieu difficile d'être. J'ai écrit Quentin, une histoire qui ne peut trouver sa fin. Il est au bout du couloir, au début... Il ne sait quelle direction prendre, Quentin, l'enfant d'un coup devenu grand. C'est mon orgueil, ma vrai patience, ma vie sans vie à raconter.
(66)
J'en oublie Quentin, Quentin l'adossé au monde, poings serrés au fond des poches, yeux fermés. Quentin, rêveur de vies.
(67)
La dernière cigarette de la nuit et les derniers mots prononcés au bout du silence dans la fumée envahissante, les seuls mots vivants pour le temps que durera cette musique. Il fallait parler de Quentin, le pousser à franchir une fois pour toutes la frontières de ses poches défoncées. Et bouger. Quentin racine, Quentin bloc de pierre, une fois finie la cigarette, une fois écrit le dernier mot.
(68)
Celui qui nous rend intelligent, qui nous laisse à nous mêmes, humains, celui qui, avec les mots les plus simples, bâtit l'univers et nous l'explique, celui-là je l'approche avec quiétude. Celui qui donne confiance en nous disant : ce chemin est le tien, tu es seul à pouvoir le tracer, celui-là me convie à l'humilité de moi-même. L'orgueil d'être.
(69)
Feu du détour. Sois tranchant, tu gagneras en vérité. Sois simple, tu n'y perdras que ta peur.
(70)
Le cri que tu donnes et celui que tu tiens, dans une même bouche. Pourquoi la peur a-t-elle ce visage multiplié d'une douleur de feu, la peur arrêtée ? Il y a trop de voix dans cette criée à double-voix. Combien de mots peux-tu apprendre ? Crie, le cri qui te tient. Alors n'applaudis plus, ne rêve plus, astreins toi à disparaître.
(71)
Le temps était léger, de cette légèreté du pollen du soleil et de la nuit. Tu dansais. Toutes les phrases sont simples. Comme une mémoire immédiate des faits. Les traces s'effacent. Tu dansais sur des pas disparus, les pas perceptibles du temps. Les phrases sont le mouvement du temps, ce fil de la mémoire cassée, nouée, cassée, blanc sur la page blanche de l'instant. Je regarde ta danse. Elle dessine l'empreinte singulière du temps dans ma mémoire vide.
(72)
Quelle confiance t'accordes-tu ? Celle de l'instant. Celle de l'éternité.
(73)
Sur cette terre sans âme, dans les sillons des larmes, le rire bousculé de nos adolescences. Lève-toi, murmura-t-elle, lève-toi contre moi. Dans ce bout de monde, il y a le monde, la longue histoire d'un instant d'allégresse.
(74)
Tu disparais comme une pointe de soufre s'enflamme.
(75)
Tu m'oublies, Jade blanc. Tu as traversé la nuit et je me répète ton odeur et tes hanches et ton ventre. Tu me désertes, Régnante. Passes-tu parfois ? Je ne t'oppose plus d'argument. Et j'ai appris à dire les choses vraies. Et j'ai senti que le matin ne s'ouvrait plus de la même manière. Morcellement de la franchise.
(76)
Année des mélanges. "Encore et toujours", venait-elle de dire.
(77)
Ils vivent un temps illégal, martelé à la forge d'écume de la nuit. Un spectacle interdit dans la chambre dérobée les attire malgré tout. Ils se doutent que le plaisir sera connivence, peu à leur portée et ils tiendront les bras tendus pour en attraper encore jusqu'à la souffrance.
(78)
Petites paroles. Petits riens du jour, frais, neufs. L'ange aux pieds nus qui tombe sur la terre ne sait ni parler ni rêver. Ses mains frappent le vide qui le tient. L'ange de trop d'espace, petit marasme bleu sur la frange d'une flaque, petite claque d'un matin froid quand un ange casse la glace de son regard perdu, près d'un lac lacéré d'herbes droites, ange des heures de feu d'un soleil qui s'éteint, à pied et pieds nus sur la terre - à peine un souffle déridera ses ailes. Il s'est décidé à venir et, ne sachant ni parler ni rêver, s'est décidé à penser à regard haut contre le ciel et l'enfer qui le poussent dans la peur de ce matin d'hiver. Petit faune blanc.
(79)
Plus tard, il se rappela qu'il pouvait tracer d'autres mots, franchir d'autres pentes, passer les portes. Et il prit l'instrument de sa mesure du monde et écrit.
(80)
Qu'est-ce qu'écrire, sinon se donner une raison d'aller ? Chaque fois commencer, être débutant, se placer au départ, estimer le chemin à parcourir, déjà se décourager, penser qu'une œuvre s'accomplit, même si l'essentiel reste immatériel, prisonnier d'une demeure mentale, inventer un monde à chaque seconde, autant de mondes possibles, intraduisibles ou inavouables, espérer tout écrire, avoir une seule raison pour poursuivre, une raison de vivre. Ecrire, seul acte possible. L'avantage est infime, les précautions superflues. Il manque l'instinct, la lumière. J'ai grandi avec un mal au cœur permanent, une absence de patience et de passion. Quand écrirai-je vraiment ? Mais recommencer. Comme si je n'avais rien appris. Ne savoir qu'attendre, aller pour attendre. Je changerai de papier, je changerai de stylo. Ce seront pourtant les mêmes outils et tout existe dans la tête. Est-il bien nécessaire de tenter de traduire cette attente, cette capacité à résister, à enfreindre le temps ? Ecrire sur l'écriture, écriture de l'acte d'écrire, est-ce suffisant ? "Ne me parlez pas du dérisoire" disait l'image. Enfant, il s'agissait d'éviter de grandir. Et à tout âge, j'étais grand. Le sujet et l'objet sont identiques : la pensée, la pensée déroulée dans l'attente. Attendre mérite à chaque instant des lieux et des états différents. Certains permettront d'écrire, d'autres d'éprouver l'ennui, quelconque nausée, quelque peur. Mais recommencer.