Ce besoin d’aller, dépasser le pont et l’oublier une fois franchi, douter de son passage au moment d'en raconter l'histoire.
Il n'y a qu'invention dans les détours d’un souvenir, image recollée de ce que j’ai pu être, ma vie, ce que je pense, ce qui venait à l’esprit, nature malléable, imperceptiblement défaite.
Ecrire crée la mémoire, voile sur voile. Toutes ces heures passées à détruire l'espérance.
J’ai la patience des enfants sages et silencieux, je romps sans bruit. J’ai disparu dans ma mémoire, je vais sans la chercher, sans la vouloir, me contentant de la penser inachevée, imparfaite, seulement assemblée.
Je passe des heures à oublier, franchissant un pont dans la direction de mes souvenirs effacés, plis des feuilles lentement rangées au milieu d’un livre. Je me surprends à les retrouver, intactes, plus lisses, moins vulnérables mais indéchiffrables. Qu’ai-je dit, qu’ai-je écrit alors que j’oubliais ? Qui ai-je pu inviter sinon mon propre oubli ?
Ces heures sont les plus douces, la lenteur que j’y mets est terrible. Au bout du pont, je n’ai plus rien derrière moi et pour avancer, je feins les moments passés qui auraient pu me porter. Au fond de ma mémoire, j’avance à la poursuite de mes jours où disparaissent mes images d’enfant.
L’écriture est saccades, coups de boutoir, coups de tête aux jours achevés. Elle étale une vie d’où je contemple l’avenir de mes jours passés. Autant de feuilles détachées d’un cahier comme un bouquet d’artifices où le mot à mot de mes jours écrits permet de croire à leur réalité. Ai-je encore une maison à vider ? Une maison à emplir ?
Il faut croire pour écrire avec cette croyance sans objet où tout est possible. Tout posséder sans jamais posséder.
Un seul instant, court instant, où j’ai peur de trahir cette vie inventée, ma seule vie, ces heures imaginaires après l’oubli, après la vie. J’ai des images à déchirer, d’autres à recoller, l’une après l’autre, l’une contre l’autre pour retrouver mon silence d’enfant, ces jours déjà comptés d’une autre vie, paysage dressé pour l’occasion, images possédées, détruites, reconstruites dans les tournants du temps.
Je n’avais pas d’âge quand j’ai commencé à écrire, pas l’âge légal. Pour quel plaisir au juste ? Pour quelle raison de ne pas se donner ?
Ai-je assez détruit pour pouvoir naître ? Sortir d’une vie pour en pénétrer une autre ? Suis-je assez sûr de mon ignorance ?
J’ai une mémoire à construire, un livre à écrire, parfaire mes raisons d’inventer. Le seul passé habitable est celui qui s’écrit.
Peine imperceptible des jours où j’ai tenté de vivre, cette tentation de feu, redoutée, jours inespérés des souvenirs. Assez loin, tout m’attend, des gestes à assurer chaque jour. Et, écrivant cela, qu’ai-je laissé derrière moi qui finira par me traquer aux heures prochaines de mes vies imaginées ?
Nous naissons maintenant de nos cris et de nos rires là où aucune habitude n’est possible. Je ne connais ni les subtilités ni les défaillances de ce pont que je passe. Seule la confiance me permet de le franchir. Il y a des jours de plein-vent. J’ai rapporté de mes passages assez de mots pour tenter d'écrire. Je ne possède pas encore les mots de celui que j’approche. Un grand regard suffira.
Les portes entrouvertes sont autant de feux possibles. Il faut avancer, ouvrir complètement les yeux, arracher à la nature ce qu’elle n’a jamais pu effacer ou trahir. J’ai des mains maladroites devant ces feux. La pensée est la porte battante de nos illusions. Et j’écrirai : j’ai aimé ce jour.
Un long couloir. Je m’adosse contre le mur, poings serrés dans les poches. Cœur tranquille, je suis un cœur tranquille. Je souhaitais être si loin. Là où j’allais. C’est déjà le passé.
J’ai pensé en toi mille façons d’aimer, mille façons d’aller. Je change et je ne change pas. Long couloir blanc, ombre dormante. Des murs météores sont mes réponses de franc-bord. Chacun nomme l’autre, chacun au même chemin de halage de la joie entière, ployée, déployée.
Je fuis et je reste dans cette maison aiguisée, confronté à mes instincts. Le cœur apprenti se lève dans une nuit sans ombre. Aller, marcher, grandir, parfois je m'absente, donner, parler, passer, parfois je cogne aux murs de mes histoires.
J'ai peur de ces lieux traversés sans un seul regard. Devant le ciel et encore le ciel, toujours disparu.
Quel était le hasard que j'attendais ?
Je fuirai pour rester, rêveur fragile d'une histoire.
Ma mémoire est pleine de jours nouveau-nés. Comment les dire ? Comment les écrire sans les étouffer ? Au jeu du souvenir, il n'y a plus d'habitude, disparues les répétitions, les mots seront détruits.
Que deviennent les maisons que je n'habiterai jamais ? Je veille mille vies, délivrées et vacantes, aux fenêtres taillées dans le silence.
Cette maison, une maison sans âge, justement à l'âge où je jouais avec la pierre à faux du soleil, au milieu des épines des talus, tous mes secrets dans cette maison blanche. Cette maison harcelée par les vignes et ses volets claquants, enracinée au cœur et ce long couloir que je traversais sans hâte. Il faisait froid. Je m'y arrête encore lorsque mes mains ne savent plus me guider, lorsque je crois entendre les voix qui m'y tenaient. Ce chemin qui n'en finit pas de se perdre et de me perdre. Au bout, aucun horizon qui permettrait de voir. J'y ai bâti mes jours et ma raison, où j'ai appris à enfouir mes mains au plus profond des poches, m'habituant à errer entre deux murs inventés. Centre silencieux de mes désirs, couloir scellé de ma pensée.
Cette maison, je l'ai lentement détruite, le rêve est achevé. Arrêté au bout du couloir de mes souvenirs, j'ai trouvé d'autres mots pour comprendre. J'avance au bord du feu, sans croyance.
Il faudra d'autres vies pour apprendre à te nommer. J'inventerai, j'assignerai des mots nouveaux à nos résidences inconnues, encore closes. J'ouvrirai toutes les portes de ces trop longs couloirs.
Quel est cet oiseau dévoré ? Nulle part où le connaître. Je rêve d’une aile bruissante.
Cet amour à la rondeur exacte d’une nature soulevée par le vent, simple, simple et ramassée dans les gestes qui le portent. J’ai écarté les buissons, nous sommes passés. La pluie est venue, noueuse sur les lèvres, ruse de notre avance. Ecoute, écoute la pluie qui tombe. Me voilà revenu à la place qui me hante.
Prisonnier scrupuleux, j’apprends à visiter les lieux que j’habite. Je ne dérange ni ne range. Adossé à la mémoire, ce sont vertiges et feuillages qui dessinent un ciel léger, exacte réplique des chemins empruntés.
Au bout des sentiments, il n’y a pas de visage familier.
Se détacher, ne plus croire. Je suis seul. Excès de cœur dans le silence, le plus grand silence. Mille feuilles mortes volent éclatées par un brusque coup de vent. Exorciser ? Oublier ? Qu’ai-je voulu ?
Ecouter. Se contenter d’écouter. Regarder une des dernières feuilles finir sa course saccadée, disparaître.
Mon rêve est perfectible, par le feu, par le temps.
A présent, la nuit se vêt de tiraillements excessifs. J’éprouve la tentation de passer des barrières imaginaires, mouvantes, répétées. Il y a le sommeil, le sommeil incendié dans une gorge froissée d’éclairs.
J’ai pensé ignorer la souffrance et la souffrance intacte trahit ce qu’elle cachait : l’imagination juste de la mort.
J’ai rêvé mais en retard. Ce que tu crois n’est pas.
J’ai déjà changé. Je prends chaque jour ce chemin. Bien qu’il traverse les mêmes lieux, il tourne différemment autour de ses convulsions, descend ou monte plus âprement suivant l’heure, remet à plus tard les rencontres attendues.
Au cœur de ma raison, une raison brûle, une mémoire disparaît. Puis-je avancer ? Qu'écrire ? Sinon que j'ai tout perdu, que nécessairement je perdrai tout.
Rêve ou mémoire ? Rêve repoussé. Quelle page déjà écrite, déjà froissée ? A quel moment le jugement de la mémoire ? Où te nourris-tu ? La parole débusquée est une raison de plus de se divertir. Mais tomber ?
Nous attendions. Nous attendons encore. Nous visiterons un pays ignoré du ciel où le plaisir sera de disparaître, dispersés. Les animaux au moins fuient devant les feux. Quel malentendu ce désir !
La main légère apprend à jouer. Virevolter, voilà ce qu'elle découvre. Sa passion est dans l'objet qu'elle cherche à enivrer, toute entière image de son mouvement. Il ne lui manque pas. Elle sait que feindre d'exister c'est le retenir prisonnier dans des lignes qu'elle ne tracera jamais.
(Veyssilieu 1979, Paris 1995, Tel-Aviv 1996)