A cet endroit, la nuit commence. Pas à pas. Désordre d'insectes en fuite, quand commencera le sommeil, quand il fera poids. Alors justement nous pourrons nous déplacer et rêver à haute voix, rêver qu'elle n'est pas et que nos yeux sont fermés par une longue habitude de mémoire et rêvant, nous nous réveillerons définitivement.
Nous saurons nous cacher, cacher le peu de gestes qui nous reste, ces coups frappés contre la porte vide, battante, respiration de notre silence, cacher la peur, l'illusion nerveuse de nos sens, les heures endurées à naître, nous saurons quelle abrupte intimité nous garde.
Et si nous avions tort d'avancer, de percuter les mots qui depuis tant d'années ne tiennent pas promesse, si nous avions contre ce temps gardé notre mémoire inerte, endormie. Quand commencera le sommeil, le feu nous touchera de peu.
Lorsque le geste se tait - cette magie nous manque - nous perdrons le rêve, par avance meurtris, et le rire qui nous suffisait sera chair d'un cœur menacé. Pouvons-nous seulement marcher, acquérir à cet instant de notre mort la peur et la joie de s'éloigner, prendre distance de regard, quand la réalité sera faible, et pensant à notre naissance, nous évoquerons le peu de ciel qui jaillissait, l'étreinte qui manqua, nous nous écarterons.
Nous nous écarterons, préférence à disparaître, à laisser traces dans le ciel, nous convaincre du silence, et ce n'est ni vaincre ni se soumettre mais faire du geste à rêver la perfection de son aveu, son aveu d'impuissance et de liberté, d'inexpérience et de joie, au centre intouchable de la nuit.
La peine à dire nous pousse au désordre naturel du feu, le feu traversé de l'indifférence. Ce choix, qui le rendra possible, plus imaginaire que le réel endroit du rêve, plus impensable que le plus simple mot, désir perfectible ? Nous réveillerons-nous pour, plus tard, nous réveiller encore, nous assurant que tout ne fut qu'une longue attente ? Penser ne rien avoir perdu, penser à cet instant du cœur à cette nuit qui vient, déjà absents, déjà allant d'un pas harcelé, ce qui vient n'a plus de sens, ne se perpétue que dans notre insouciance.
Où nous descendons, quel imperturbable esprit gouverne ? Où nous marchons sans le savoir et, peut-être, effleurant de la voix des murs dressés par nous, si nous avions ce choix, que serait la mort, que serait cette voix ?
C'est la nuit, l'inattendue, l'espace emplit d'innombrables affûts. Nous y répétons nos gestes, emploi de l'instinct et notre justesse et notre réalité établissent le premier pont habitable, une corde tracée sur la mouvance de sa main et la saisissant, affirmer que rien ne manque, ni pain ni partage, hormis la mémoire dont nous aurions besoin quand l'heure viendra de quitter nos postes, d'être à visage découvert, nécessairement vulnérables.
Achever d'être seul et, prodigues dans le déséquilibre, nous serons visibles sans personne pour nous voir, bruyants, querelleurs, nous serons convoités, notre unique aiguillon est ce silence où cesse l'innocence, où le bonheur s'éprouve cassant. Quand notre appui sera pur mouvement ou limite illusoire du sol, nous unirons nos risques, quand l'esprit bat, sursaute, debout, rien ne nous retient de tourner.
Il y a le mur déchiré, l'agacement d'un ciel fini, son trop plein d'ombre au lit froid de l'errance et, dérivant, son trop plein nous bouscule. Pour un cœur qui sait se taire, faire d'un mot du silence. Ce ciel est trop parfait, coupable, raisonneur de vains nuages, s'il nous offre sa chance, sa chance démesurée, nous le craindrons, cri perdu où rien n'est dit, nous le craindrons pour l'habiter, la nuit, plus que la nuit, la nuit échouée, cœur inaccompli, quand nous pourrons nous souvenir et recevoir les infimes secousses de notre mort, les lieux inachevés que nous avons traversés, les ponts passés, ce couloir noir de la maison d'enfance, le couloir où les murs n'avaient pas d'existence, la porte mal fermée qui bat, des cris, des pleurs, des feux, coups de poing, l'allée franchie, le geste, aux corridors infinis de nos peurs, aurore, aurore, nous avons soutenu le vide et trop parlé et trop tenu éveillée dans l'ombre la porte incessante, la porte constamment menacée, ce cri, nous l'avons deviné et le devinons encore, incapable de le proférer, la nuit, plus que la nuit, le mensonge saillant de notre réalité.
A l'avenir, aucun pas ne sera plus compté, n'affectera plus notre marche à paroles arrêtées, ce tiraillement ne cesse pas, mensonge de lumière, visage fardé, voilà le cœur. A quelle embrasure disparaîtra le sens, à quelle place insoupçonnée détruirons-nous le regard, la vraisemblance de l'esprit ? Notre barque que n'accepte aucun rivage, ne porte rien que son âge. A nous retourner, quand le vent claque, à nous parler d'aigreur, nous nous amusons de dérisoires instants irréconciliables, martelés, rescapés d'aventures, souffreteux, misérables, réels, plus réels que vivants, notre mort.
Nous revêtirons une nature froide, nos masques seront prêts depuis l'apparition du jour, nous porterons à exubérance la lumière, notre mort - mais notre faim - notre mort se souvient et se souvenant, nous réveillera définitivement, alors justement, nous rêverons quand commencera le sommeil, quand il fera poids, pas à pas dans la cage ouverte de la nuit.