Il entend la musique de Bach, il entend les voitures qui démarrent quand le feu passe au vert, il entend une voiture qui freine, il entend le piano qui s'égrène, il entend une sirène, il entend des cris, des cris qui montent, il entend son cœur, ton cœur quand il s'approche, le sang dans tes veines quand il se penche, le froissement d'une branche, il entend ta main qui le caresse, il entend un concerto de Bach, une lumière au fond de la rue, il entend des histoires, des histoires racontées par des hommes, ils font la guerre, ils reviennent de la guerre, ils perdent leur vie à la guerre, il entend leur rancune, leur amertume, leurs rêves déchirés, il entend un enfant qui pleure, des camions qui peinent dans une montée trop longue, des loups dans la forêt, des coups de feu, une explosion, des sirènes, c'est toujours la nuit que les enfants pleurent, le cauchemar est entier dans leurs yeux, il entend des gens qui ont peur, qui vivent avec la peur, qui passent des heures à essayer de la dominer, qui perdent leurs jours et leurs nuits à oublier, qui oublient de vivre, il entend ton appel, c'est ta voix et ta main comme un signe fait de loin, tu es loin, cette lumière qui éclaire à peine, la rue dans le brouillard, il entend la pluie, le toit qui résonne d'un déluge de monde, il entend le vent dans les branches, les branches qui cassent, qui s'écroulent dans un grand fracas d'eau, il entend le crépitement d'un feu, des chants, il entend toujours la musique de Bach, des suites. Qui joue ? Qui chante ? Il entend des discours, de la haine puis des mots d'amour, il faudra se méfier, s'extirper de la réalité, douter de la vérité, remonter la rue, aller vers cette lumière, te deviner encore, entendre ta voix, il entend ta voix, très proche et très loin, il entend des voitures qui s'arrêtent quand le feu passe au rouge, et qui repartent quelques secondes après, il entend les nouvelles à la radio, le monde qui pleure, le monde qui rie, la guerre, le feu, les cendres, la terre sur le corps des hommes morts, une moto passe, il entend le souffle du vent, c'est le soir, c'est un souffle léger, il entend le début d'un prélude, il entend tes paroles, tu lui parles, tu hésites, tu es peut-être loin, tu es peut-être là, dans cette lumière décolorée, il entend des chats, des chiens, des hurlements inconnus, des hurlements secrets, il entend la terre, il entend le cœur de la terre, la source, tout le flux du temps, il entend plus que de raison, il entend par-dessus le monde la lente montée des étoiles, l'apparition du jour et, plus tard, l'apparition de la nuit, le frémissement des feuilles, des feuillages entiers qui s'élèvent dans l'ombre, il entend quand tu lui parles, quand tu baisses la voix pour lui dire ton amour et ta crainte et tes doutes, l'envie de chanter, de danser, d'aller tournoyante, d'aimer, d'aimer, d'arrimer tes désirs au vent, il entend des voitures qui dérapent, des moteurs qui explosent et s'enflamment, des os fracassées, des tôles qui se froissent contre les grands arbres de la route, des sirènes d'ambulance, des cris, des pleurs, un enfant pleure près de lui, il entend comme une fin du monde, il entend la fin du concert quand il est arrivé en retard, tu l'attendais, tu t'impatientais, l'escalier était vide, tu étais assise sur la dernière marche, alors quelqu'un l'appelle, ce n'est pas ta voix, il entend la chaleur dans la pierre de ruines millénaires, au milieu des ruines, il y a le désert, et des oasis comme des guirlandes où les hommes s'endorment à l'ombre de leurs rêves endurcis, il entend des mensonges, les flatteurs sont craintifs, nous ne sommes pas dupes de leurs enchantements, ils enchâssent les plus faibles dans leurs artifices, il entend qu'ils seront arrêtés, qu'ils seront pendus, qu'on leur coupera les mains, qu'ils seront mutilés, qu'il ne faut plus espérer, il entend des ordres et des contrordres, des récriminations, des humiliations, ta voix de plus en plus indistincte, ta souffrance, il entend le téléphone qui sonne, la sonnerie de la porte, le carillon de sa mort, le tambour d'une armée morte, des pas cadencés, il entend un avion, haut dans le ciel, sans trace de son passage, sans trace pour se souvenir, il entend quand tu lui racontes ta vie, les lendemains de fête, les lendemains tristes de tristes jours de fête, quand les manèges sont comme des machines à décerveler, des machines à broyer ce qui reste d'espoir, il entend l'horloge exacte, il entend fuir le temps, le temps passé à t'attendre quand tu ne viens plus, quand tu ne viendras plus, le temps qui manque pour se parler et s'écouter, il entend une porte qui claque, les pas dans l'escalier rapidement dévalé, brusquement bousculé, il entend surgir l'effroi, il entend plus loin que lui, dans une mémoire froide et blanche, il entend un enfant qui lui parle, qui a peur de la guerre, qui cherche ses parents, il entend plusieurs cris, encore des coups de poings, des explosions toujours, comme un insupportable bourdonnement dans la tête, un bourdonnement vide et plein d'espaces bruyants, il entend une sonate de Bach. Laquelle ? Pour se rassurer, c'est comme les falaises d'Etretat, c'est comme la fontaine de la place Saint-Sulpice, c'est comme une promenade de la place des Victoires à la place de Clichy, dans les rues vides d'une nuit d'été, c'est comme le silence qui revient au-dessus des toits, il entend quand tu lui lis un texte de René Char : "la faveur des étoiles est de nous inviter à parler, de nous montrer que nous ne sommes pas seuls, que l'aurore a un toit et mon feu tes deux mains" (Au-dessus du vent, La parole en archipel), il entend une porte qui s'ouvre, un tissu qu'on déchire, les bruits d'une maison familière, un chat qui miaule, des enfants jouent au ballon, des enfants lancent un cerf-volant, des enfants creusent dans le sable pour endiguer la mer, la mer qui monte, qui ne leur laissera aucun répit, ils craignent pour leur vie, ils ne rient plus, il entend qu'ils sont prêts à renoncer, ils jettent leur pelle, rompus, déçus, battus, il entend des oiseaux au-dessus de leur tête, des oiseaux blancs, des oiseaux migrateurs, ils dessinent une dentelle, des dentelles de ciel sur le ciel quand tu renverses la tête, quand c'est le plaisir qui te porte, il entend la musique de Bach dans la mer, tout au fond de l'eau, il entend quand tu reviens, quand il fait semblant de dormir, tu t'approches si doucement qu'il hésite à te deviner, tes mains qui le touchent, tes lèvres qui l'effleurent, il entend ton souffle et tout le froid de la rue que tu apportes, et tes mains que tu poses sur son cou, pour te réchauffer, pour lui dire que tu es là, que tu es rentrée, qu'il fait bon chez nous, que tu ne repartiras plus, il entend quand tu t'allonges contre lui, il entend d'autres préludes et d'autres sonates, celles qu'il a en mémoire, il entend, mais il entend mal parce qu'il y a surtout des bruits de plus en plus diffus, des masses indistinctes qui ne le touchent plus, quand il passe d'un rêve à un autre, quand la foule se tait, quand la rue se vide de ses encombrements, il entend les gens qui s'éloignent, c'est de plus en plus tard, c'est toujours plus loin, c'est la lumière que l'on éteint, c'est la radio que l'on arrête, c'est une fête qui prend fin et qui recommencera ailleurs, c'est une feuille morte que le vent tarde à poser, il entend ta respiration contre son visage, quand tu es enfin de retour, à ce moment il y a toi et la nuit, le silence.