Nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nul instant présent ne pourraient exister sans faculté d'oubli
(Nietzsche, La généalogie de la morale, 1887)
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Décembre a commencé avec ses joies figées au seuil de la joie.
Janvier passé à traverser des villes, des vignes et des plaines, avec ce petit soleil blanc.
Février : d'autres routes, parcourues sans but précis.
Mars : il y eut aussi cette maison vide. Le maintien du plaisir n'est plus à l'ordre du jour. Aller, sentir, aimer deviennent inutiles. Les jours sont des prisons de querelles magnifiques orchestrées par les ombres blanches qui dansent sur les murs.
Il s'aventura plus loin, prit la liste de ses voyages oubliés et de ses haltes, la liste des mots qui l'aidaient à tracer la carte des détours et des outrances, la ligne des répétitions et des prochains renoncements, la liste des faire-part et des silences à détruire. Il entra dans des sanctuaires mentaux où la vie est en morceaux, où chaque pli de la vie est repoussé brutalement sur d'autres plis plus lents et plus graves, jusqu'à l'extinction d'elle-même. Il s'enfonça dans le monde. Les terres étaient étrangères. S'aventurer était imprudent.
En avril, Ave Maria l'emporta vers des nuits inexplorées. Plus tard : caressée, martelée, enivrée, ensorcelée, soudain jetée contre la masse d'ombre de Saint-Eustache, un moment délivrée, puis reprise, écartelée, engloutie, blottie, vivante, élevée sur le plaisir, arc-boutée contre le regard, il n'y a que l'ombre pour le rassurer. Nu contre la pierre, un instant, au plus loin dans la nuit, l'espérer, quémander sa main, se mettre à genoux, avancer, respirer, toujours contre la nuit, scinder son sexe noir, lutter sans trahir, sa seule vie, être intransigeant. Nu contre elle nue au plus noir de Saint-Eustache, contre la ville lourde et sale, accepter sa main, accepter, accepter tout et lui rendre sa liberté, caressée, martelée, enivrée, ensorcelée, délivrée de tout, où il n'y a que l'ombre, l'ombre de l'ombre de Saint-Eustache.
Plus tard encore : il se blessa dans de nouveaux et nombreux voyages. Il en gardait quelques souvenirs incertains. Il revint à Saint-Eustache se gorger d'ombre, bousculant encore tous ses souvenirs. Il se blessa. Il reprit la longue litanie des mois cherchant à rassembler quelques faits comme des histoires entières, comme des vies achevées. Il fit la liste de ses oublis et de ses manquements. Mai : liste des oublis. Juin : d'autres oublis. Juillet : oubli de soi. Août : mois vide.
Toutes ces périodes, mal comprises, l'agaçaient. Il devenait désagréable de vivre. Il oublia Saint-Eustache. Il prit enfin le temps de lire. Plus tard, elle put le rejoindre, l'encourager dans ses retranchements. Elle allait et venait dans ses souvenirs vides. Septembre : mois oublié. Octobre : il l'oublia. Novembre : une année avait passé. Parfois il faut se contenter de passer.
Il repris ses voyages, agacé du temps qui manque, du temps chapardé. Il vécut de silences blessés, tourna sans cesse dans les mêmes nuits auréolées d'alcool, livré aux mains chaudes et au sexe froid de femmes résurgentes. Il s'abrita, s'habitua, s'enferma. Il reprit ses voyages à la va-vite, passant d'un cœur à l'autre, d'une rive déserte à une rive déserte. Toutes les villes se ressemblaient, son désir était immense, il ne réalisait rien, oubliait les mots, le sens des mots, l'aventure lui manquait. Il s'en remit au hasard, s'abandonna. Il relut Camus, Cioran, Cervantès. Il gagnait en tranquillité et en silence. Il refit des listes, s'éparpilla, se perdit encore. Sur quels oublis ne jamais revenir ? De quels oublis se passer ? Telle n'était pas la question.
Il dressa la liste de ses absences, la liste des andante de Mozart, la liste de ses croyances, la plus courte, la plus dense, la liste des emprunts et des songes, la liste des monstruosités, la liste de ses condamnations, les morts de l'année, les morts à venir, il relut Perec et Proust. Il reprit la liste de ses silences et de ses oublis : silence devant les morts, oubli des morts, silence devant les inventaires, silence avec élégance, oublis des hurlements tissés sur le silence. Silence des promenades, silence dans les promenoirs, abandon, concession au silence, oubli des brûlures du miroir, finalement baisser les bras, silence contre le cri, silence chuchoté, conjuration du silence. D'errance en errance, il fit silence devant le silence. Fin du silence.
Il recopia ce qu'elle lui avait dit : "Chaque jour, tu désertes cette mémoire franche, frondeur de l'amertume, fraudeur du devenir, passeur irrégulier de tes désirs aux mots et des mots à la page, tu t'affranchis à chaque saut de ligne des ruptures de sens, tu trahis sans détour, franchement, insolent par nature, tu commences tout, tu ne finis rien, tu joues avec les puzzles, tu mélanges les morceaux, écartant, remisant, séquestrant, tu ne tries pas, tu désassembles. La seule catégorie que tu connais, c'est le vrac, le tout ensemble éparpillé, tu empiles à loisir les saisons mortes, les rives blanches, les cœurs blessés, tu passes, nourri d'exeat. Tu n'as même pas sommeil, tu es récalcitrant. Je pourrais faire la liste de tes arrangements avec la souffrance, de tes hasards, tes divisions, tes fausses contraintes, la distance que tu mets entre les autres et toi, la liste de tes ombres, la liste de tes décisions, la liste de tes passions sur les doigts d'une main. Je jure de ne rien oublier moi, ni les caresses, ni les ivresses, encore moins les silences"
En bon météorologue de sa vie, en archiviste délicat de ses absences, il compléta ses listes : identité de l'endroit et de l'envers, lente montée du jour, fantômes à la mine de plomb, silence halluciné contre la vie dans le mensonge de la vie. Hasard, miroir, réminiscence, fantaisie des formes, allégorie du silence dans des mains tremblantes, dire non, au confluent du silence et du vide. Il se plia aux éventualités. Il consulta ses agendas, il mélangea les années, confondit les mois, douta des dates, oublia quelques étapes, il n'était plus généreux, passait son temps en épilogues, il pensa mourir, il s'éclipsa.
Il esquissa de nouvelles vies jusqu'à la contrariété, fit la liste des mois, ne put guérir de ses oublis, ne parla plus de Saint-Eustache, fustigea ses glissements, ses éloignements, mit au propre ses exigences. Il finit plusieurs livres, aucun ne le satisfaisait. Il relut Valery, Calaferte, inventa des décisions qu'il ne tiendrait jamais, voyagea encore, s'attacha à la vie des loups et des ours, pensa que son instinct était sa seule conscience, maintenant, aujourd'hui. Il se souvint pourtant des morts qu'il laissa, abruptement morts en lui.
Il écrivit le nom des mois sur une page blanche. Il évita un grand désordre dans sa tête, il répugna à dire je, ne parla plus. Il vivait mal l'indécence, il devenait violent, il se défit de ses amertumes, il lut encore, Dante, Saint Augustin, Char. Il pensait que sa mémoire était à venir, qu'elle serait sa chance de recommencer, qu'elle lui réserverait les hasards heureux de la vie, il tourna la page sans le savoir.
Janvier : bourbier sur une route à l'horizon bleu, bourbier froid dans le fond des yeux.
Février : voyage à Venise, atteinte cérébrale et céleste, là-haut les cœurs sont nus et admirables et vides.
Mars : enfilade blanchâtre d'arches dans le brouillard comme des interlignes incolores et courbes. Un vent violent fabule contre les innocents. Les religions ne sont que des bricolages mentaux.
Avril : ivresse à Madrid, ironie d'ivrogne au fond des bras d'une femme, dépareillée de la vie.
Mai : les orages empilés sur des orages. Il n'y a pas de bénéfice à espérer du maintien des frontières et des dessertes.
Juin : contre-fortune, bon-cœur. La vertu de la vertu est de répondre à la nécessité.
Juillet : à l'extrémité de la lumière, il y a encore la lumière, sans âge et sans passion.
Août : un dédale, l'intimité, l'inconnu. Les recettes sont toujours les mêmes pour franchir la porte étroite et passer du visible à l'invisible, les rives subreptices sont indéfinissables autrement.
Septembre : Voyage à Jérusalem. La déception est à la mesure des bagages rapportés. Aucun ne possède mieux cette terre que leurs morts.
Octobre oublié : maladresse, folie et fanatisme, la perversion ne réside pas dans la pensée nomade mais dans son errance.
Novembre : méprise sur l'homme, non-sens de l'histoire. L'instant présent n'a pas de morale, il est toute la morale.
Décembre : retour sur les routes. Voyage à Albuquerque. L'introuvable était à portée de la main dans les ombres d'une forêt fervente comme une fin de partie.
Il gagna sur ses rêves la part d'arbitraire qui le ferait revenir. Ce fut une nouvelle liste. Oublier, en prévision de la lumière, en prévision du retournement de la lumière, en prévision d'une pluie qui annoncera l'été, en prévision d'autres nuits d'été. Oublier, en prévision d'un salut, d'un signe, en prévision d'un dédouanement compliqué, passé la première barrière, en prévision d'une chute libre, d'un fil de fer rouillé, en prévision d'un bout de chemin à faire, en prévision de la résignation blessée des hommes et des femmes, en prévision des grandes migrations, en prévision des lambeaux qui resteront des jours, d'un quai de gare, d'une route sur nulle part, en prévision d'une absence, insupportable, répétée, en prévision du désespoir, l'assujettissement maximum dans un espace minimum. Oublier, en prévision d'un mot en trop, une façon de s'interposer, de prendre parti, en prévision des coups de feu, en bas, tout en bas, en prévision d'une position naturelle de la mort, naturelle et soudaine.
Il recommença. Il devint le passeur irrégulier des songes abstraits, des rives vives, habitué à revenir sur ses pas. Il sait maintenant deviner les faux passages et les vrais pièges. Il arpente à loisir les mètres carrés de son espace infini, dressant les cartes blanches de ses réserves, ligne après ligne, escalier après escalier, décrivant les arcs-boutants qui, soulevant d'autres voûtes, donnent sur des empilements d'arches et d'étais qui touchent au ciel - il ne le voit pas encore -, laissant des signes de ses allées et venues, poussant de la main d'autres portes, plus épaisses, plus lourdes, retrouvant, marche après marche, des terrasses déjà visitées, où il a aimé et, montant encore, débouche sur des avancées monumentales mais fragiles, goûtant aux rites éphémères de visions toujours plus larges, plus droites sur le vide, surplombant le cœur inextricable de dédales insoupçonnés. Il est revenu, enfin clandestin, au seuil d'un monde qu'il croyait perdu.
Il passa la frontière, l'illusion était inespérée, la terre a tremblé et l'enfant récalcitrant en lui a dominé sa peur. Dans la nuit résorbée, il y a l'obsession du futur. Sous le ciel plat et rond qui ne finit pas de glisser, qui ne s'éteint pas, il a passé des frontières qui ne bougeaient pas. Il se trouva seul. Pour la première fois, il avait retrouvé son désir. Il eut peur, de cette peur blanche irradiée dans le cerveau. Il déserterait, s'était-il promis. Il déserterait patiemment et en silence, levant, obstacle après obstacle, les scrupules et les faux-semblants, les vrais oublis et les vains souvenirs, à l'arraché, comme à son habitude, irrésistiblement absorbé par le douloureux et enivrant travail qui consiste à disparaître.