Nous cassons comme du verre dès qu'il s'agit de dire les raisons de notre écriture. Nous avançons et nous comprenons l'extrême lassitude qui nous mène et nous fait réagir. Mais à ce jeu de sauts et de signes, nous sommes toujours tentés d'apporter des réponses rapides et facilement définitives.
Avouons nos contradictions, nos heurts répétés à tracer des signes parfois dérisoires.
Lassitude et envie. Dans la jouissance charpentée, que nous dressons, nous trouvons aussi notre compte, les raisons de nos raisons. Les coups frappés à notre main à l'approche des mots - mots de nature et mots de cœur - facilitent nos appréhensions
I - Pensez-vous qu'on puisse vivre sans amertume ?
N'est-elle pas l'alliée obligée de la joie ? Peut-elle nous délivrer, du moins nous délier de la mort ? A-t-on jamais supposé qu'elle pouvait trahir l'inespéré ?
II - "De ce désir sans fête"
Nul doute, l'unique fait retenu contre le silence est d'apparaître masqué - masqué de feu. Pour qui sait vivre, cela n'avait guère plus d'importance qu'une feuille rompue sous l'orage.
Pourtant ! Pourtant, si le feuillage casse, comment désormais franchirons-nous l'espace ? Où s'adresser, où s'appuyer s'il vit arrêté ?
"Et du noyau de la chair défaite"
Si, haché par ses juges, nous sommes dans l’impossibilité de l'élever, de nous y réfugier, par quel moyen nous empêcher de ne pas dire assez ?
III - Quelle déroute ce cœur, ou quelle joie ! Martin a grandi, je crois, il ne regarde plus la mer, il l'écoute. Il sait mieux s'arrêter, prévoyant excessif de la lumière et du silence.
Excès d'instinct, excès de cœur.
Au bout de buissons lentement écartés, au bout d'épines patiemment retirées, la jouissance à la justesse de ces buissons, de ces épines : justesse à écarter l'insolent, justesse à prévoir la blessure.
Si le chemin nous mène et si le sang nous consume, avons-nous assez de cet excès pour ne jamais cesser d'être cette jouissance débordée ?
IV - Avez-vous un masque, un lieu déjà ouvert, une rive abordée de barques noires ? Quelle était votre vie, le temps d'une respiration, quand demain, je vous aurai rencontré ?
Passez-vous quelques fois?
V - Pensez-vous utile le souvenir ?
le souvenir, je veux dire la mémoire des faits, la date précise, l'instant attendu ;
utile, je veux dire nécessaire, fondement, lieu réel mais intangible de la possibilité d'être ;
pensée, je veux dire croyance acquise, construction, besoin mental, garde-fou ;
ou bien, pensez-vous à vous souvenir ?
VI - Quel refuge sera le meilleur ? L'apparente facilité du feu, l'abri rude de la mer, le cœur léger de ne rien devoir ?
Ou quelle amante saura nous courtiser jusqu'à lui céder ? (que ce ne soit jamais d'ennui)
Pourquoi nous donner des raisons ; même sans raison avançons-nous et meurtris plus avant réussirons-nous quand même à être ?
Je ne serai jamais utile
ni à vous ni à moi-même, plus à moi-même qu'aux autres.
En peu de mots, ce refuge ou cette amante ont-ils réalité, pesante chaleur d'aller ?
VII - De quels mots ne jamais s'encombrer ?
Pourquoi ai-je voyagé et pourquoi suis-je revenu ?
La mémoire ne se fie plus à ses rêves. Elle a trop regardé ou trop senti les effets qu'elle produisait. Le voyage n'a pas duré.
Est-ce faute de moyens, notre piétinement ?
Est-ce manque de silence, ce long silence ?
Est-ce seulement possible, ce voyage consenti ?
A bout de mots et à bout de raison, les uns sont rapides à désigner la mort, l'autre la supporte à rebrousse-cœur.
Pourrons-nous seulement commencer ?
VIII - A bordure de chemin, l'hirondelle frôle la terre. Quelle lassitude sous son aile noire !
Le monde plie, le monde casse . Qu'en est-il du chemin ?
A bordure de jour, le feu se dérobe, la mémoire feint, hier a fini, présent écrasé.
Qu'en est-il du jour ?
A bordure de main, le geste s'est arrêté, le silence s'est effacé.
Bonjour n'est plus de mise, hocher la tête suffit, qu'en est-il de la main ?
Que désespérer de plus ?
IX - A la lisière d'un poème qui n'est jamais écrit, dans l'incertitude de mots intraduisibles, nous arpentons mille feux, mille silences.
Que notre raison soit bonne, au moins une fois !
Qu'elle fasse bombance plus que de coutume et, si pour s'alarmer, elle sent le besoin de dire et de déchirer que ce soit avec joie et avec peine.
Avec joie quand elle doute, avec peine quand elle croit.
Notre plaisir est-il à ce point fragile qu'il nous faut avancer, toujours avancer à bord de mots chavirés ?
X - Cette lettre me vaudra tous les tourments, car il faudra tout dire et faire silence aussi.
Dire : je ne peux porter mon oubli sans le casser, sans l'entamer avec des mots tachés et irrémédiablement faux
car mon oubli ne vaut qu'un instant et les mots qui le désignent le fixent à jamais
car mon oubli est une mémoire de feu, incomplète, pour moitié cendre - réellement.
Dire : l'absence n'est rien. C'est un fait.
Dire : la mort est insoutenable
car il s'agit d'arrêt, disparition, fin
car il s'agit de rêves inachevés, refusés
car rien n'est vrai si l'on continu séparé.
Dire : je n'écris que pour durer
mais durer à contresens, à contre-trouble
mais durer dans la mesure incomplète des êtres
mais durer pour finir d'oublier.
Une question : puis-je faire silence autrement qu'en disant très haut : mon oubli est illusion !
XI - Ma raison n'a pas de prise sur les faits qui guident mon oubli. Mon oubli se construit seul.
Oubli de choses, d'êtres, fausse mémoire des lieux, lieux inventés, hasard rencontré d'un rêve, hasard transformé en réalité, perception rayée, réception d'irréel.
Ce qui décide de ma vie est cette seule volonté d'observer mon oubli ou l'oubli des autres, les autres qui effacent, s'évertuent à perpétuer leur absence, leur dérisoire souffrance de vide.
Ce qui décide même de la raison, c'est le goût de durer pour finir sans idée de la durée ; des instants, de l'éclair ou de l'infini - la réalité.
Ce qui est en jeu, ce n'est même pas la raison, ni la vie, mais le besoin d'oubli.
Avez-vous l'expérience d'une mémoire défaillante, volontairement arrêtée ; l'expérience peut-être répétée d'une autre perception : anéantir la croyance afin d'espérer ou bien désirer naître à chaque pas accompli ?
XII - Le cours des choses nous empêche souvent d’espérer dans la nature des choses. Notre vie est délicate, elle a le vertige et sa nature malléable fait parfois que nous devons l'oublier. Installées à demeure, nous disposons d'une multitude de sensations, seules quelques-unes résistent, seules quelques rares avances nous plongent aux lointaines heures de notre existence - cela pour le simple plaisir, l'unique jouissance de s'en dégager et de revenir au vide fulgurant de notre mémoire. Et un vide nécessaire. A ce vide s'ajoute l'attente, la palpitation de l'attente, voir disparaître dans une lenteur mesurée nos marques, nos images de talus escaladés, d'herbes chaudes, de chemins battus de pluie odorante. Se retrouver enfin. Que signifierait cet oubli s'il ne promettait pas notre retour, cette passion complice des choses vues et aimées? Passion patiente à reconstruire le cœur.
XIII - Avez-vous de la mémoire ? Ou mieux, la supportez-vous ? Quels sont vos oublis, vos heures d'entretien, ces paroles échangées contre l'infini du temps ? Est-il pensable que sans oubli nous puissions durer ? Durer pour à nouveau parfaire nos raisons d'oublier ? Je ne dis pas rayer, enterrer, se museler mais profiter de cette fraction de silence où tout supportable devient insupportable pour faire de notre oubli la raison d'un avenir agacé, crié, dénoncé ?
XIV - Contre le silence, que faites-vous ?
Notre sagesse est tout entière dans le soleil qui la brûle et nos cris ne sont qu'une maigre idée de ceux lancés à notre naissance, et tout ne dure qu'un instant.
Respiration, état, puis le silence.
Contre le silence, usez-vous de la mélancolie ?
Nous claquons dans nos paroles pour tenter de nous rétablir et nous ne savons nous taire pour mieux écouter, y-a-t-il quelqu'un qui parle ?
Contre le silence, essayez-vous d'abolir la durée ?
Pouvons-nous être magicien, écouter respirer, tenter d'être sans répulsion ?
Pour le silence, après coups et bourrades, quels mots devenus soudain réels, quelle vie soulevée consentez-vous à porter?
XV - Nos jours ne sont pas comptés et ne font pas l'objet d'une géométrie, d'un calcul alignant.
Jours passés, jours rêvés.
Nous dérivons en plein soleil vers son creux éphémère.
Avons-nous déraison quand notre regard ranime le feuillage qui semblait endormi ? Avons-nous folie quand notre main ou son ombre effraie le lézard et, qu'en sa fuite, il nous bouscule encore ?
XVI - Nous agissons, indifférents aux lieux de notre écriture. Notre possible écriture.
Avec joie, nous pouvons parfois contredire aux signes qui nous attachent.
Avec lassitude, nous contournons le reste : l'apparence de raison, des images de vertu, une vraisemblance de loyauté.
Pensez-vous vivable la passion inutile qui nous force à écrire au milieu de feux éteints et d'incendies répétés ?
Pensez-vous possible le jeux de nos mots, sans illusion, ce jeu qui nous assurerait de notre oubli, de notre sens, de notre raison des choses, de notre vie ?
Est-ce dérisoire ?
XVII - Nous avons de la nature une juste vision, mais toujours éparse, morcelée, dérisoire.
Dans la pièce fermée du cœur, il y a une nature inachevée, encore intacte. Elle a, du rêve, l'espérance et de la lucidité, l'aigreur. Elle est un mélange de feux.
A cette nature, nous devons de pouvoir aller, poursuivre, s'aventurer. Mais jusqu'à quel degré du possible ?
A cette nature, nous devons d'avoir raison de l'oubli, l'oubli d'une raison dormante.
Mais pour combien de regards perdus ?
XVIII - Au cours des heurts, nous avons soupçonné que les nuances étaient encore nécessaires.
Les heurts et les frôlements à bout de chemin.
Les heurts inventés pour d'anciennes raisons de naître ? Avez-vous parfois souvenance d’apparaître ?
XIX - A emmagasiner le cœur, n'y-a-t-il pas à craindre l'oubli et l'oubli du silence ?
Sommes-nous assez certains de pouvoir tenir le souffle ?
Nous voilà rencontrés, la Terre et nous, au bord des pièges du souvenir, nous voilà arrêtés.
Quel silence avons-nous ainsi détruit ?