I - Nous nous réveillerons avec des mains démesurées, des gestes heurtés, sans doute contre nature. Demain, nous naviguerons peu maîtres de nos exigences, de nos rumeurs, de l’excès et de l’absence.
Avant, la nuit sera agaçante, martelée d’étoiles, longue séquence de désordre, forcément silencieuse. Et nous réveillant, notre mémoire, d’ordinaire pure ligne de vertige, parfaite, notre mémoire sera blanche et morte, inutile.
Sur les talus odorants de nos adolescences, les traces d’herbe écrasée de nos pas auront disparu. Nos regards glisseront à travers les herbes devenues bleues. Le souffle rapproché du soleil ne nous empêchera pas de mentir.
A peine plus haut, un oiseau - quel est son nom ? - insistera de sa patience aiguë pour nous aider à franchir notre peur.
II - Je t’ai regardé grandir plus grand que moi avant moi. Je te suivais. J’ai maladroitement interrompu notre conversation. Cette inadvertance de la vie. Prolongeons le monde. J’ai changé de quartier, changé de monde. Sous le soleil, je manquais de lumière. Tout le soleil est dans ma tête. J’ai changé d’habits, mes derniers espoirs sont devenus lassitude, réceptacle plat, planche blanche où je m’assois, sans envie.
III - Moon Over Bourbon Street
J’arrache à mes jours passés le peu d’errance qui restait de mes rêves. Sous les toits, des arbres, enfermés. Je prends en défaut mes habitudes, ces traits successifs du plaisir et de la peur. J’arpente des lumières étincelées. J’aime ainsi guetter les obstacles, les feintes dressées par le hasard, joueur de mots et de monde, artificier placé sur ma route, bricoleur d’incertitudes.
IV - La rame frappée sur l’eau, le neuvième jour de notre vie, a réveillé, étonnée, la mésange. Elle s’attarde maintenant, plaisir né à ce détour de rive.
V - Qu’attends-tu de l’Afrique ?
Un éternel désaccord quand il m’arrive de passer une nuit avec une femme. L’erreur est de t’attendre, d’ouvrir et de fermer les fenêtres sur une forêt désertée, d’écrire à l’adresse habituelle.
VI - Serions-nous, vivants, enfin prêts pour écrire l’histoire de l’histoire, l’illusion répétée d’images blanches, cet instant interdit, face à face ?
VII - Par-dessus les toits, dans une ville ouverte sur les étoiles… Pour apprendre, il faut être deux. Qui peut dire les mots ? Où chercher ? Le regard est une pensée, la chose regardée jamais visible. Franchir cette misérable passerelle, respirer enfin, la mémoire s’invente… Nous nous arrachons de la souffrance par cent petits signes, faiseurs de contes quand la raison cède à ses fins. Jamais un roman ne racontera la patience du désespoir. L’éternité cassée de la Montagne Sainte Victoire respire en nous, s’agenouille en nous, nous réservant le premier vin à la table déserte du ciel.
VIII - Nous devançons toute mort
En apprenant la vérité, nous gagnons notre part de solitude, une part d’imprévu sur la vie. Est-ce cela la vérité ? Cette pièce manquante dans la forge du monde ? Est-ce cela la vérité ? Une erreur d’appréciation ?
“Je partirai” disait une voix dans ma tête. “Je partirai quand les faux bonheurs m’atteindront”. La rive murmurante des prochains voyages est une flaque boueuse. Fallait-il s’y précipiter, affaiblir ainsi la seule raison d’aller ? Aller, voilà le terme. Nous avons cédé à la tentation d’être, autre part, autre chose.
IX - Je ne mourrai pas. J’écouterai le vent d’été, je plongerai dans l’ombre verte d’un début d’orage, au bout d’une promenade sur des sentiers blancs, j’inventerai la géographie de cette éternité, j’ai l’éternité pour m’y perdre et recommencer.
X - Quel était l’éphémère ? Qui dansa, boitillant ? Ami fugitif, tu m’emportas dans ta main sourcilleuse, à force je finirai bien par tourner comme toi.
XI - J’attendais pour cette vie un soupçon d’illusion. Il n’y a pas d’histoire possible au début de l’histoire, aucun instant habitable.
XII - “Oublie-moi et je te serai rendue” dit-elle avant de se perdre dans les couloirs de ma tête
car le vent est sable, le soleil une nuit quand tu gardes les yeux ouverts, l’eau une forteresse d’ombre, élevée, aussitôt brisée si nos mains se séparent.
“Oublie-moi…” dit-elle, déjà effrayée que cela puisse être vrai, allongeant le pas pour sortir de ma tête
car le plaisir est geai fragile, bruissant ses ailes contre le ciel, le désir cette partie de dés écourtée, les mains des joueurs sont tranchées, le regard comme d’anciennes étoiles dont on ne perçoit plus la chaleur.
“…Et je te serai rendue” dit-elle alors que les sorties n’existent plus, murées pour la garder dans ma tête
car le temps est instant, délit d’ingérence dans le sommeil, où tes yeux rendent la nuit incertaine, où tous les éclats de feu sont des fruits de sang, pointes d’amour de ton ventre vorace.
XIII - Il est nécessaire ce peu de mémoire qui me tient lieu d’avancée sur le monde. Ce débarcadère branle bien souvent. C’est perversion de tout engranger à l’envi. La barque échouée regorge de preuves invraisemblables, d’existences nombreuses, d’attachements vides. Elle ne bougera plus. Le faussaire qui la perdra, loin de la mer, ne mentira pas. Ce sera à peine quelques mots dits rapidement, à peine un aveu : j’ai oublié.
XIV - Je suis assis et je marche. L’essentiel manque pourtant pour satisfaire mes besoins d’arpenteur : l’étendue, le silence étendu du jour et des nuits. Vrai et faux n’ont, dans cette place, aucune raison d’être.
XV - Un mot par jour, si je les compte tous.