Quelques jours après Albuquerque procède du départ et de la rencontre, de la fuite et des étapes de la fuite, du voyage et de la destination. En rapprochant cinq moments – les carnets – je réunis dans un même ici ce qui était rompu. Ce qui compte alors ce sont moins les étapes que les arrêts, ces instants qui n'étaient pas faits – quand je les écris – pour se répondre. Plusieurs voyages aboutissent aux mêmes destinations, tous ces fils qui se déroulent et dessinent la géographie du déplacement et des buts, les raisons des rencontres et, en se déroulant, s'enchevêtrent. Mais il n'y a qu'une route, droite ligne du mouvement contre la désintégration, ligne ordonnée du départ (Elena - Albuquerque) à la fin (Edith - Paris) contre le chaos que tout départ provoque, exacte ligne qui donne le sens du geste contre la fragmentation du désir. Albuquerque n'est que désir, Albuquerque n'est que fuite.
Je n'écris pas Albuquerque, je l'assemble, j'organise les intervalles. Je sais d'instinct effacer les démarcations, entrer dans le jeu des verticales et des obliques, je vais de cordée en cordée accédant à des ouvertures sans protection, je dispose le vide et le plein, je revendique de changer d'équilibre, de revenir - car peu importe la cohérence prudente d'un texte trop bien écrit – à l'exigence des ruptures qui est ma seule méthode, où l'occasion est prodigue et l'évasion une ombre supplémentaire de l'ombre où je vais naître. Je parfais les nœuds des rencontres que ma mémoire à lentement serrés mais il fallait justement se défaire soi-même, accueillir, livrer ce qu'il y avait de plus intime en soi, aspirer toutes ces odeurs et tous ces parfums de femme, sans esquive, à l'aveugle dans le corps de l'autre, parce que mon corps n'est pas aussi obéissant que je le laisse paraître, parce que j'aime les femmes incendiées de leur jouissance, le silence de la main dans l'incandescence ouverte du frisson de leur peau, l'emballement adolescent car c'est toujours la première fois, la première fois de toutes les vies, parce que toutes les autres n'effaceront pas celle-là, qu'elles ne sont qu'une et que la mort me prépare sa plus belle fête pour le flamboiement du désir qu'elles m'ont donné.
Albuquerque est l'illustration de ce retranchement brusquement investi. Il y a bien des insuffisances et des omissions car toute décision est imparfaite mais sans cet ordre, sans ces frontières et les marges des frontières où je m'arrête, sans l'exigence d'aller mais d'aller sans secret, sans les secrets pourtant que je garde, qui n'ont de sens que dans l'intimité indévoilée de l'origine du texte, mais sans cet ordre qui créé enfin l'espace dans lequel se succèdent fissures, désirs, assentiments, les reculs comme les étreintes, sans cet ordre des choses où le plaisir nous soulève, l'inattendu de l'attendu, parce que tout est neuf et foudroyant dans nos veines où le sang exhale et bat la vie, sans cet ordre où la rencontre est la seule réalité – la grande affaire que tout passe si vite ! –, le seul vrai seuil du monde qui nous accueille, parce que le corps est prodigue, qu'il sait heurter sans blesser pour effleurer les limites qu'il sait ne pas dépasser, sans cet ordre où la vie bascule et réclame du plaisir, sans l'enchantement de ses mains sur moi, de tout son corps droit au-dessus de moi – Cathédrale -, à peine cette rencontre et ce silence dans la rencontre, où il n’y a pas de fin à notre ivresse, dans Alburquerque la nuit, car la vie devenait imprévisible et sans cette intention d’arracher l’ombre à la nuit, de brûler les tombeaux qui gisent en nous, d’effacer le hiatus qui grandit en nous entre la fulguration du voyage et la logique de la destination, sans cette exaltation à rompre avec notre violence, plus tard notre mort, dans l’incendie des fantômes et des oiseaux en trompe-l’œil sur le ciel, sans cette griserie bleue jusqu’à l’hébétude, comme seul horizon du désert, sans cet ordre providentiel du paysage, sans la minutie mise à devenir humain, sans le démiurge distrait qui perd sa science parce que déjà nous sommes foudroyés, qui ne nous blessera plus, que nous renverserons pour le mettre à l'épreuve, sans l'empressement mis à nous retrouver, sans la lumière, avec le cœur, sans cet ordre nécessaire pour faire se répondre des ombres et des feux qui ignoreraient le faste d'être l'un dans l'autre, sans le privilège d'avoir pu dire le mouvement du monde, la justesse de la faim, la lumière irréprochable qui se succède à elle-même dans un glissement sans fin, sans impatience, toujours avec l'exigence du bruissement qui irradie le corps pour le rendre immensurable, sans oublier que nous serons seuls, plus tard, quand nous nous rapprocherons des frontières qui nous séparent, sans cette réception de nos enchantements comme de nos hésitations, que dirait le texte jusqu’à sa fin ? Puis dormir avec elle car nous étions revenus d'Albuquerque.
L’intention d’Albuquerque tient dans ce propos de Jean-François Lyotard : Toute parole est revêtue d’une valeur de vérité, quoi qu’on entende par cette expression (Economie libidinale, Ed. du Seuil, 1974 ). Elena, Marie, Léna, Claire, Laure, Judith, Pauline, Sandie, Salomé, Isabelle Larissa, Barbara, Marion, Maarit, Fanny, et puis Nina, Agnès, Martine, Ella, Véronique, Agathe, Françoise, Julie, Clémence, Léa, Irène, Valérie, Marthe, Juliette, Sabine, Inès, Céline, Alice, et Louise, et Elise et Edith et encore Edith passent en moi pour ébruiter le désir, casser la confidence, rendre clair le corps à corps furtif de ces suites éparses que le voyage a rassemblées et leur corps ébloui divulgue des secrets inattendus. Elles disent, du ventre à la bouche, ce franc-parler soudain du corps qui exulte, ce goût de l’autre en soi pour entrer dans son ombre. Elles disent, de la curiosité à l’exigence, ce feu de l’autre en soi pour devenir son souffle et son râle, cet évanouissement de soi en l’autre sans arrière-pensée pour éprouver cette prétention au bonheur. Tout leur être énonce l’insaisissable logique du plaisir subreptice, au grand jour, une fois dit l’irrévélé quand, parce que nous avons renoncé à l’esquive, le plaisir nous donne encore à naître des décombres et des apparences de nous-mêmes. Le désir est conception, le plaisir est naissance.
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