Alep commence dans l'enclave d'un jardin, une solution entre la terre et le ciel, encombrée d'arbres mais qui plient sur leurs ombres, un gigantesque ventre bouleversé, érudé.
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Alep commence comme une femme, à l’orée d’un pli dans la courbure du ciel, commence en dansant dans la lumière finissante du jour. Elle naît de peu, d’une voix ou d’un pas, d’un semblant d’agitation, d’un froissement de l’air au passage des portes, d’un murmure qui prolonge l’ombre des murs dans le dessous des voûtes, s’aventure à la nuit tombée dans les volées d’escaliers bleus de son enfermement, prudente à l’excès, installée dans le mouvement qui naît d’elle, résolue à être.
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Alep en blanc, grandeur nature en gestation.
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Alep où les bruits se taisent, Alep en grandissant retient sa respiration. Nul ne parvient à la prendre, nul ne l’étonne, nul ne sait quand elle part ou revient, Alep ne donne pas son temps.
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Alep racole ses enfants.
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Les prisons d’Alep sont vides.
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Elle ne dit rien observant les hommes en noir gesticuler sur le parvis des édifices, éreintés de prières, où d’autres déambulent les yeux fermés simulant la folie, où d’autres, à moitié nus, exhibent leur sexe raide, où d’autres se branlent et éructent, où d’autres fouillent les immondices qui leur serviront de lit et Alep jouit.
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La nuit vient sur Alep. Les enfants ne jouent plus. Ils deviennent des ombres bleues, noires, parfois translucides, la nuit les pousse hors du champ, hors d’une vision juste. Quand les enfants meurent dans Alep, ils laissent un parfum improviste.
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Alep a grandi dans l’embrasement des feux de la St Jean. Elle garde le souvenir d’un doigt mouillé sur ses lèvres.
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Les rues qui se vident. L’heure d’Alep est entre chiens et loups.
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Alep gagne sur les marécages, ses entrailles, son fardeau et, au matin, défait ce qui reste des lambeaux de ciel accrochés à ses mains. Elle a joui, renversée, éructée jusque dans son silence, malgré elle. Elle fuit, comme on doute soudain, les enchanteresses et les parfums.
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Au centre d’Alep, le feu pourvoyeur blesse les yeux. Il faut fermer les paupières, éviter cette blessure, s’agenouiller presque, devenir humble, passer. Et les chuchotements aux fenêtres qui laissent vide le ciel. Il y a pourtant des étoiles.
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Alep a gagné sa part de vide dans chaque coeur qui s’en éprend, dans chaque main qui la caresse, pour chaque regard qui s’égare en elle.
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Alep est entourée de rives bleues, des rives écartelées où des enfants rient en jouant à la guerre, où les vraies batailles ont échoué faute de soldats, en manque d’espérance, où les chiens mordent encore parce qu’ils ont faim, se mêlant aux meutes des exclus d’Alep.
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Alep crie dans ses orgasmes.
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Alep éprouve la concupiscence des faibles. Elle les prend à genoux aux ornières du ciel, elle les déprend d'une plus grande soumission : la fouille à corps. Elle résout leur désir d'exil. Ce qu'elle éprouve n'est rien.
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Les murailles et les dédales d’Alep cassent sur le ciel. Ils finissent comme les rêves dans les entrelacements bleus et blancs des soupirs, car Alep se remet de sa fièvre et les spasmes qui la soulèvent encore sont les réminiscences de son embrasement, tous les soirs venus. Alep dresse sa croupe, en visitation. Alep ne connait pas le sommeil, plongée en ses abysses.
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Alep a le rêve morganatique.
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Alep n’a pas perdu son temps dans les bras des hommes en noir, dispersés entre ses cuisses. Ils ont tout donné, elle les a parfois écoutés, ils ont disposé d’elle, elle a feint d’y croire, ils ont crié, frappé, craché, elle n’a rien pardonné de leur foi.
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Elle reprend l’avantage et, entre toutes les femmes, choisit celles qui partageront son lit, ses lèvres, ses heurts, sa passion. Elles seront complices de sa fin.
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Alep est riche des heures vides que la lumière embrase trop.
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Un homme meurt dans Alep. Il a obéi. La nuit vient. Conformité de la fidélité, allégeance de toute une vie. Alep s’interrompt un bref instant pour trancher et oublier. La vie reprend.
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Les femmes vertueuses d’Alep tombent dans la poussière, redeviennent poussière.
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Alep vit désassemblée, à mi-distance des rêves et des orages, en quarantaine, toujours prête à la dispersion, défaite dans ses robes pourpres, désunie même quand elle danse, comme un corps consumé, trop bas pour se relever, trop haut pour feindre tenir encore si haut, corsage ouvert et refusant de partager ce qui la rend désirable, sait qu'elle sera bannie une fois de plus, chaque nuit.
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Sur la terre comme au ciel, la lumière d’Alep écarte les chimères, plie les chairs, disperse les fortunes. Ses entrailles regorgent d’obsessions et d’interdits. Mais qui lui donne ainsi raison d’accroître le désordre, d’accepter ces fornications, d’abjurer son obéissance? Alep sait le terme de l’histoire qui la rendra intouchable.
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Alep est la fin de la vie en nous.
**Septembre - décembre 2006
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© JFChénin, 2006