L'arpenteur n'est jamais à l'abri d'un faux pas.
Entr'aperçu, comme un horizon soulevé, irrésistiblement aspiré par le haut, intermédiaire pourtant dans un ciel qui se souvient de sa profondeur et de son poids, dans l'entrelacs des charpentes qui le portent, mais légèrement, du bout des doigts, dans ce qui serait un dédale invisible fait d'ouvertures parfois plus claires ou d'impasses plus sombres, à mi-chemin du désert qu'il quitte et des rives qu'il abordera immanquablement, voilà le trait soudain qui décide de sa course, qui décide de l'allure de la pente, la raison invoquée de sa sortie de l'ombre, pour voir, pour vivre ; entr'aperçu, alors que le silence pèse, entrecoupé de souffles et de cris apaisés, à l'apogée de la nef qui le répercute sur des murs droits et blancs, sur les côtés du monde, dans les branches du bruissement doux de l'ombre, à l'heure dite du couchant qui plonge toute chose dans sa chaleur et qui projette, entrelacés, sur les parois du ciel, les rêves qu'il fait naître ; entr'aperçu à force de paraître dans le flux et le reflux de soi ; entr'aperçu par magie dans l'illumination fragile d'une étoile qui se noie, derrière les rêves, dans les rêves renouvelés de sa naissance, résurgent nécessairement du magma qui l'enserre jusque dans ses respirations et, scintillant à nouveau, perd à nouveau ses racines jusqu'au prochain sursaut ; entr'aperçu dans le sourire de cette infante au pied cassé ; entr'aperçu quand, martel en tête, l'horizon borné de ses frontières plonge dans le tumulte bleu de ses propres limites, résultat d'une démission plus forte, quasiment définitive, celle du ciel contre sa lumière, celle du ciel contre son crépuscule ; entr'aperçu dans l'aile de l'oiseau subreptice, effleurant le fond du ciel ; entr'aperçu sur la crête de la vague à l'assaut de l'air, qui renoue avec toutes les vagues, passé le cap, passé l'orage, passé la grande barre de corail qui coupait le monde en deux, avant et après elle dans l'effondrement du ressac de la mer sur elle-même, toujours la nuit plus lente ouverte sur les étoiles, sur la crête de la vague jetée sur le reflet de l'eau dans la vitrine d'une devanture, absorbée par tous les reflets du soir dans les glaces pourpres des villes lointaines, réservées, où l'on entre fatigué de la route, sur la crête de la vague, la plus forte, qui l'emporte dans un soulèvement interminable à l'assaut du vide et du silence, dans un silence blanc, lumineux jusqu'à l'extase - et la mer se calme ; entr'aperçu dans ces yeux si clairs et ce sourire si doux ; entr'aperçu où le vent s'est levé sur le gisant des vagues à la longue respiration, où la ruse est diaphane au faîte du toit du ciel ; entr'aperçu plus que jamais disponible dans les ailes des oiseaux frôleurs, luminescence magique du blanc sur le blanc quand l'horizon n'est pas plus loin que le bout de la main, quand affranchi du poids vivant d'eux-mêmes la réverbération de leurs plumes éclate en morsures sur le ciel arrondi ; entr'aperçu dans ce rondo de Mozart, retourné dans les plis d'une patience qui ne finit pas, carte après carte déposées sur le fil tendu de cette patience attendue ; entr'aperçu au début du jour sous la pluie brusquement survenue, la pluie d'un long matin, d'une longue attente de la lumière ; entr'aperçu dans l'improvisation d'une danse pas à pas quand le corps se déhanche au rythme d'une salsa, quand le corps rejeté se défait, interjeté, grandi, appelant l'indiscrète perspective à la verticale du cerveau qui la réfléchit dans ses miroirs en face à face, ordonnance du dedans sur le dehors, du froid sur le chaud, lente agrégation, en apparence le vent n'a pas changé de trajectoire, il plie aux mêmes endroits, à peine décalé, déchiré de bas en haut de sa force ; entr'aperçu toujours possible au sommet des nuages dans l'implosion grise et blanche du souffle qui les tient, le regard renversé pour toute prière ; entr'aperçu comme une révélation, révélant l'ordre accidentel des pas sur le sable, cette intime familiarité avec l'artifice, la légèreté faite profondeur des yeux et chaleur du corps, l'ingénuité faite vérité de la chair et cœur du désir, il n'y a rien d'illégitime dans ce risque pris à parfaire la démesure de soi, rien d'anormal à le croire magistral, miraculeux, en somme féerique parce que ses excès sont le théâtre de nos sens ; entr'aperçu à la rescousse de la jouissance, dans la main de l'autre, dans le regard de l'autre, arrimé à jouir d'elle, écrasée de caresses, ombre de la main enfouie dans la chair, jusqu'au retournement, jusqu'à l'émerveillement, main délivrée de l'obstacle jusqu'au cœur, entre la vie et la mort dans l'obscur assujettissement du dormeur réveillé, la plaine ouvre ses plis, délivre de la soif, jusqu'au recueillement recroquevillé, sans plainte, attentif au souffle qui survient, voilà le grand voyage, à 13h29 tout recommence ; entr'aperçu, rencontré au débouché de l'orifice bleu du vide, avant de naître, avant le cri, martelé dans l'entre-deux du silence d'avant le terme, en deçà des gestes et du premier sourire, en deçà de la vie et des premières larmes ; entr'aperçu dans l'explosion bleue du premier matin ; entr'aperçu dans la chaleur qui ride l'air et retient le feuillage dans sa naissance ébruitée ; entr'aperçu à l'horizon qui tourne, bruissant soudain d'un vent long sur son fil de soie, jeté par terre, se relevant, enlevé dans les branches qui jouissent, heurté revenu glissant le long des haies, arraché des murs qui le retiennent, sans limite, sans trêve pour respirer, qui tombe brutalement en aplat lumineux sur la cime des arbres, sans limite, bleu, voilà le mouvement du monde.
(Août 2004 - Octobre 2005)
Dans cette attente du dernier départ, il y aura la route et le sentiment de la route. Sur cette terre, il y encore la terre, cette première terre entrevue, inassouvie. Depuis, il souffre sur la terre, il demande des témoignages et accumule les preuves de son errance.
Dans cette attente de la dernière rencontre, soudain il a conscience de surprendre un geste, d'être ce témoin inespéré. Il n'y a qu'une ombre. La vie coule, portée droite sur les parois vides. Ils ne sont déjà plus là, ou il ne les voit plus, ou ils ont été absorbés par le ciel et la lumière du ciel.
Dans cette attente du dernier jour, sous les étais verticaux et les superpositions d'aplombs noirs et gris, il a noté en bas de page, l'effacement de leur parole. Trop loin pour les entendre. Revenant sur ses pas, l'ombre du mur était vide.
Dans cette attente du dernier rêve, mais le rêve n'était pas sa dernière chance, il revint sur ses pas, retrouvant sa place dans le flot qui l'entourait, tentant de saisir ces ombres furtives, mais arrêtées, comme pour finir une histoire, en trouver enfin les raisons et les places. Il s'installa dans le tourbillon du vide, à la rencontre de cette réserve qu'il décela dans leur posture immobile. Qui était immobile ? Qui passait ?
Dans cette attente d'un dernier voyage, il attendit de les revoir. Que disaient-ils ? La coursive était maintenant déserte. Il ferma les yeux, les crut plus proches. Se séparaient-ils ? Il surprit cet instant où le silence est un adieu.
Dans cette attente d'un dernier signe, au seuil de la disparition, au début de la dernière histoire, parce que la suite est décidément cachée, même s'il arpente à pas lents, pour se faire une idée, ce qui ressemble à des terrasses dressées contre des pans de lumière, il savait qu'il les perdrait. C'était elle, c'était lui.
Dans cette attente de la dernière révélation, il souhaita les croiser, peut-être pour les reconnaître. Il se déplaça encore et l'ombre portée de leur ombre s'est évanouie. Voilà la désillusion ou le regret : ce qu'il espérait d'eux n'est qu'une trace sur le rebord abrupte d'un passage entre deux mondes. Il se résigna à rebrousser chemin.
Dans cette attente de la dernière fois, sur cette terre, il y a encore la terre. Depuis il les perd à chaque fois qu'il tente, en s'écartant latéralement des chemins habituels, de les voir derrière leur ombre, mais c'est seulement une ombre toujours projetée sur l'ombre dans l'explosion verticale des vides sur le plein, où ils étaient, à cette distance de deux êtres qui ont tout dit, qui ne se retourneront plus, qu'il ne verra pas.
(2001)
Le plaisir n'est peut être pas le bonheur, mais il apprend aussi à être heureux, ou à vouloir l'être.
(Claude Roy, Le malheur d'aimer).
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Après Albuquerque le silence est déversé, la route fuse, le soleil est à l'à-pic des prochaines pluies, une brume monte, le vent est prisonnier du ressac des arbres, il tourne sur lui-même jusqu'à sa disparition une fois les arbres disparus et recommence depuis le fond du gouffre qui l'abritait, et la route toujours, plus droite, plus longue, devant derrière la route, entre-deux le temps d'une cigarette, le temps d'une diversion et si le soleil risque sa lumière sur la pluie qui finalement tombe, droite, calme, pleine, si le soleil invente sa dispersion c'est pour les couleurs qui diffusent hors de lui dans le mur d'eau, droit, devant lui, la route toujours droite, le vent a cessé comme cessera la pluie et le soleil reviendra sûrement dans cette brume qui s'installe laissant un ciel bleu pâle au-dessus d'elle, juste une frange de ciel, respirant, respirée, donnant à la route quelques reflets, quelques traces comme des obstacles, qui n'en sont pas vraiment puisque tout passe, d'un point à un autre, d'une rive à une autre de cette route, après Albuquerque.
Après Albuquerque vers la nuit, rouler en ligne droite, franchir le vent, franchir la pluie, se retrouver dans ces lueurs en demi-teinte de bas en haut d'un ciel qu'on ne voit plus, qui apparaît parfois comme une flaque translucide, juste couleur du renoncement, après Albuquerque quittée à la fin de la nuit dans le désordre de l'errance par une route droite, comme un suspect, sans se retourner, évidemment, évidence du silence qui vient juste dans les raies du soleil et de la pluie, balayage incessant de l'eau sur le silence, les intercesseurs ont cédé le pas, laissé la main se tromper, les témoins n'ont rien dit, la foule a acquiescé, paresseuse, indélicate par sa seule présence, et aujourd'hui quitter Albuquerque par cette route droite, bordée de vide et de pluie jusqu'à la lumière qui sort d'elle, progressivement, maladroitement puis droite, infiniment magnifique tout d'un coup à des milliers de kilomètres de soi parce qu'on est toujours trop loin de l'endroit où il faudrait être, où on s'est posé un instant mais la route se déroule encore, rien à droite rien à gauche au-dessus du silence et du bleu, une solitude résurgente, agacée par toutes ces gouttes de la pluie qui s'arrêtera bientôt pour se retrouver en plein ciel interminablement réveillé de la nuit d'Albuquerque, la franche nuit de la déraison quand le souffle coupé le ventre se plie en deux dans la douleur des cris jaillis tout autour de soi dans un délabrement de la mémoire, le temps encore d'une cigarette pour y penser et pour ne plus y penser en roulant sur la droite route du néant vers le néant là-bas dans le cœur révulsé du ciel confondu avec la pluie.
Après Albuquerque le silence est bouillonnant, généreux, émerveillement du silence sur la route, pour sa droiture irréprochable, sur la route en quittant Albuquerque à la fin de la nuit, seul car, la servitude aidant, les autres sont restés. Mais qui pouvait suivre, se transformer enfin, faire signe sans véhémence sans crainte, s'éloigner justement par la route en simple passant et laisser proliférer les vociférations, laisser se tendre les gesticulations, avoir un seul geste de sérénité et prendre la route, déserter sûrement, manquer d'humanité peut-être, s'évanouir dans la pluie soudaine, s'imprégner du silence du ciel au-dessus et aussi au-dessous car le contre-jour fait écho et hausse le jour jusqu'à l'illumination. S'effiler jusqu'à la fin du jour, faire taire le cœur, grandir encore un peu, donner toute la place à la route, droit devant, plonger dans les dernières lumières du ciel, se dissoudre à la lisière des couleurs et de l'ombre, s'arrêter sur le bas-côté, respirer dans ces moments où rien ne bouge, sans omission. Voilà, la lumière plie, rompt et en rompant glisse, se détache, retombe. Reprendre sa place au volant, repartir. Retrouver la route, entre deux de silence, au volant, pleins phares, demain sera au bout de la nuit, puis une autre route pour une autre Albuquerque.
A cet endroit, la nuit commence. Pas à pas. Désordre d'insectes en fuite, quand commencera le sommeil, quand il fera poids. Alors justement nous pourrons nous déplacer et rêver à haute voix, rêver qu'elle n'est pas et que nos yeux sont fermés par une longue habitude de mémoire et rêvant, nous nous réveillerons définitivement.
Nous saurons nous cacher, cacher le peu de gestes qui nous reste, ces coups frappés contre la porte vide, battante, respiration de notre silence, cacher la peur, l'illusion nerveuse de nos sens, les heures endurées à naître, nous saurons quelle abrupte intimité nous garde.
Et si nous avions tort d'avancer, de percuter les mots qui depuis tant d'années ne tiennent pas promesse, si nous avions contre ce temps gardé notre mémoire inerte, endormie. Quand commencera le sommeil, le feu nous touchera de peu.
Lorsque le geste se tait - cette magie nous manque - nous perdrons le rêve, par avance meurtris, et le rire qui nous suffisait sera chair d'un cœur menacé. Pouvons-nous seulement marcher, acquérir à cet instant de notre mort la peur et la joie de s'éloigner, prendre distance de regard, quand la réalité sera faible, et pensant à notre naissance, nous évoquerons le peu de ciel qui jaillissait, l'étreinte qui manqua, nous nous écarterons.
Nous nous écarterons, préférence à disparaître, à laisser traces dans le ciel, nous convaincre du silence, et ce n'est ni vaincre ni se soumettre mais faire du geste à rêver la perfection de son aveu, son aveu d'impuissance et de liberté, d'inexpérience et de joie, au centre intouchable de la nuit.
La peine à dire nous pousse au désordre naturel du feu, le feu traversé de l'indifférence. Ce choix, qui le rendra possible, plus imaginaire que le réel endroit du rêve, plus impensable que le plus simple mot, désir perfectible ? Nous réveillerons-nous pour, plus tard, nous réveiller encore, nous assurant que tout ne fut qu'une longue attente ? Penser ne rien avoir perdu, penser à cet instant du cœur à cette nuit qui vient, déjà absents, déjà allant d'un pas harcelé, ce qui vient n'a plus de sens, ne se perpétue que dans notre insouciance.
Où nous descendons, quel imperturbable esprit gouverne ? Où nous marchons sans le savoir et, peut-être, effleurant de la voix des murs dressés par nous, si nous avions ce choix, que serait la mort, que serait cette voix ?
C'est la nuit, l'inattendue, l'espace emplit d'innombrables affûts. Nous y répétons nos gestes, emploi de l'instinct et notre justesse et notre réalité établissent le premier pont habitable, une corde tracée sur la mouvance de sa main et la saisissant, affirmer que rien ne manque, ni pain ni partage, hormis la mémoire dont nous aurions besoin quand l'heure viendra de quitter nos postes, d'être à visage découvert, nécessairement vulnérables.
Achever d'être seul et, prodigues dans le déséquilibre, nous serons visibles sans personne pour nous voir, bruyants, querelleurs, nous serons convoités, notre unique aiguillon est ce silence où cesse l'innocence, où le bonheur s'éprouve cassant. Quand notre appui sera pur mouvement ou limite illusoire du sol, nous unirons nos risques, quand l'esprit bat, sursaute, debout, rien ne nous retient de tourner.
Il y a le mur déchiré, l'agacement d'un ciel fini, son trop plein d'ombre au lit froid de l'errance et, dérivant, son trop plein nous bouscule. Pour un cœur qui sait se taire, faire d'un mot du silence. Ce ciel est trop parfait, coupable, raisonneur de vains nuages, s'il nous offre sa chance, sa chance démesurée, nous le craindrons, cri perdu où rien n'est dit, nous le craindrons pour l'habiter, la nuit, plus que la nuit, la nuit échouée, cœur inaccompli, quand nous pourrons nous souvenir et recevoir les infimes secousses de notre mort, les lieux inachevés que nous avons traversés, les ponts passés, ce couloir noir de la maison d'enfance, le couloir où les murs n'avaient pas d'existence, la porte mal fermée qui bat, des cris, des pleurs, des feux, coups de poing, l'allée franchie, le geste, aux corridors infinis de nos peurs, aurore, aurore, nous avons soutenu le vide et trop parlé et trop tenu éveillée dans l'ombre la porte incessante, la porte constamment menacée, ce cri, nous l'avons deviné et le devinons encore, incapable de le proférer, la nuit, plus que la nuit, le mensonge saillant de notre réalité.
A l'avenir, aucun pas ne sera plus compté, n'affectera plus notre marche à paroles arrêtées, ce tiraillement ne cesse pas, mensonge de lumière, visage fardé, voilà le cœur. A quelle embrasure disparaîtra le sens, à quelle place insoupçonnée détruirons-nous le regard, la vraisemblance de l'esprit ? Notre barque que n'accepte aucun rivage, ne porte rien que son âge. A nous retourner, quand le vent claque, à nous parler d'aigreur, nous nous amusons de dérisoires instants irréconciliables, martelés, rescapés d'aventures, souffreteux, misérables, réels, plus réels que vivants, notre mort.
Nous revêtirons une nature froide, nos masques seront prêts depuis l'apparition du jour, nous porterons à exubérance la lumière, notre mort - mais notre faim - notre mort se souvient et se souvenant, nous réveillera définitivement, alors justement, nous rêverons quand commencera le sommeil, quand il fera poids, pas à pas dans la cage ouverte de la nuit.
Il entend la musique de Bach, il entend les voitures qui démarrent quand le feu passe au vert, il entend une voiture qui freine, il entend le piano qui s'égrène, il entend une sirène, il entend des cris, des cris qui montent, il entend son cœur, ton cœur quand il s'approche, le sang dans tes veines quand il se penche, le froissement d'une branche, il entend ta main qui le caresse, il entend un concerto de Bach, une lumière au fond de la rue, il entend des histoires, des histoires racontées par des hommes, ils font la guerre, ils reviennent de la guerre, ils perdent leur vie à la guerre, il entend leur rancune, leur amertume, leurs rêves déchirés, il entend un enfant qui pleure, des camions qui peinent dans une montée trop longue, des loups dans la forêt, des coups de feu, une explosion, des sirènes, c'est toujours la nuit que les enfants pleurent, le cauchemar est entier dans leurs yeux, il entend des gens qui ont peur, qui vivent avec la peur, qui passent des heures à essayer de la dominer, qui perdent leurs jours et leurs nuits à oublier, qui oublient de vivre, il entend ton appel, c'est ta voix et ta main comme un signe fait de loin, tu es loin, cette lumière qui éclaire à peine, la rue dans le brouillard, il entend la pluie, le toit qui résonne d'un déluge de monde, il entend le vent dans les branches, les branches qui cassent, qui s'écroulent dans un grand fracas d'eau, il entend le crépitement d'un feu, des chants, il entend toujours la musique de Bach, des suites. Qui joue ? Qui chante ? Il entend des discours, de la haine puis des mots d'amour, il faudra se méfier, s'extirper de la réalité, douter de la vérité, remonter la rue, aller vers cette lumière, te deviner encore, entendre ta voix, il entend ta voix, très proche et très loin, il entend des voitures qui s'arrêtent quand le feu passe au rouge, et qui repartent quelques secondes après, il entend les nouvelles à la radio, le monde qui pleure, le monde qui rie, la guerre, le feu, les cendres, la terre sur le corps des hommes morts, une moto passe, il entend le souffle du vent, c'est le soir, c'est un souffle léger, il entend le début d'un prélude, il entend tes paroles, tu lui parles, tu hésites, tu es peut-être loin, tu es peut-être là, dans cette lumière décolorée, il entend des chats, des chiens, des hurlements inconnus, des hurlements secrets, il entend la terre, il entend le cœur de la terre, la source, tout le flux du temps, il entend plus que de raison, il entend par-dessus le monde la lente montée des étoiles, l'apparition du jour et, plus tard, l'apparition de la nuit, le frémissement des feuilles, des feuillages entiers qui s'élèvent dans l'ombre, il entend quand tu lui parles, quand tu baisses la voix pour lui dire ton amour et ta crainte et tes doutes, l'envie de chanter, de danser, d'aller tournoyante, d'aimer, d'aimer, d'arrimer tes désirs au vent, il entend des voitures qui dérapent, des moteurs qui explosent et s'enflamment, des os fracassées, des tôles qui se froissent contre les grands arbres de la route, des sirènes d'ambulance, des cris, des pleurs, un enfant pleure près de lui, il entend comme une fin du monde, il entend la fin du concert quand il est arrivé en retard, tu l'attendais, tu t'impatientais, l'escalier était vide, tu étais assise sur la dernière marche, alors quelqu'un l'appelle, ce n'est pas ta voix, il entend la chaleur dans la pierre de ruines millénaires, au milieu des ruines, il y a le désert, et des oasis comme des guirlandes où les hommes s'endorment à l'ombre de leurs rêves endurcis, il entend des mensonges, les flatteurs sont craintifs, nous ne sommes pas dupes de leurs enchantements, ils enchâssent les plus faibles dans leurs artifices, il entend qu'ils seront arrêtés, qu'ils seront pendus, qu'on leur coupera les mains, qu'ils seront mutilés, qu'il ne faut plus espérer, il entend des ordres et des contrordres, des récriminations, des humiliations, ta voix de plus en plus indistincte, ta souffrance, il entend le téléphone qui sonne, la sonnerie de la porte, le carillon de sa mort, le tambour d'une armée morte, des pas cadencés, il entend un avion, haut dans le ciel, sans trace de son passage, sans trace pour se souvenir, il entend quand tu lui racontes ta vie, les lendemains de fête, les lendemains tristes de tristes jours de fête, quand les manèges sont comme des machines à décerveler, des machines à broyer ce qui reste d'espoir, il entend l'horloge exacte, il entend fuir le temps, le temps passé à t'attendre quand tu ne viens plus, quand tu ne viendras plus, le temps qui manque pour se parler et s'écouter, il entend une porte qui claque, les pas dans l'escalier rapidement dévalé, brusquement bousculé, il entend surgir l'effroi, il entend plus loin que lui, dans une mémoire froide et blanche, il entend un enfant qui lui parle, qui a peur de la guerre, qui cherche ses parents, il entend plusieurs cris, encore des coups de poings, des explosions toujours, comme un insupportable bourdonnement dans la tête, un bourdonnement vide et plein d'espaces bruyants, il entend une sonate de Bach. Laquelle ? Pour se rassurer, c'est comme les falaises d'Etretat, c'est comme la fontaine de la place Saint-Sulpice, c'est comme une promenade de la place des Victoires à la place de Clichy, dans les rues vides d'une nuit d'été, c'est comme le silence qui revient au-dessus des toits, il entend quand tu lui lis un texte de René Char : "la faveur des étoiles est de nous inviter à parler, de nous montrer que nous ne sommes pas seuls, que l'aurore a un toit et mon feu tes deux mains" (Au-dessus du vent, La parole en archipel), il entend une porte qui s'ouvre, un tissu qu'on déchire, les bruits d'une maison familière, un chat qui miaule, des enfants jouent au ballon, des enfants lancent un cerf-volant, des enfants creusent dans le sable pour endiguer la mer, la mer qui monte, qui ne leur laissera aucun répit, ils craignent pour leur vie, ils ne rient plus, il entend qu'ils sont prêts à renoncer, ils jettent leur pelle, rompus, déçus, battus, il entend des oiseaux au-dessus de leur tête, des oiseaux blancs, des oiseaux migrateurs, ils dessinent une dentelle, des dentelles de ciel sur le ciel quand tu renverses la tête, quand c'est le plaisir qui te porte, il entend la musique de Bach dans la mer, tout au fond de l'eau, il entend quand tu reviens, quand il fait semblant de dormir, tu t'approches si doucement qu'il hésite à te deviner, tes mains qui le touchent, tes lèvres qui l'effleurent, il entend ton souffle et tout le froid de la rue que tu apportes, et tes mains que tu poses sur son cou, pour te réchauffer, pour lui dire que tu es là, que tu es rentrée, qu'il fait bon chez nous, que tu ne repartiras plus, il entend quand tu t'allonges contre lui, il entend d'autres préludes et d'autres sonates, celles qu'il a en mémoire, il entend, mais il entend mal parce qu'il y a surtout des bruits de plus en plus diffus, des masses indistinctes qui ne le touchent plus, quand il passe d'un rêve à un autre, quand la foule se tait, quand la rue se vide de ses encombrements, il entend les gens qui s'éloignent, c'est de plus en plus tard, c'est toujours plus loin, c'est la lumière que l'on éteint, c'est la radio que l'on arrête, c'est une fête qui prend fin et qui recommencera ailleurs, c'est une feuille morte que le vent tarde à poser, il entend ta respiration contre son visage, quand tu es enfin de retour, à ce moment il y a toi et la nuit, le silence.
Un chemin martelé, la vie, un chemin difficile à passer, la vie, quand le soleil écartelé tombe, roule, sombre, aux devantures de la vie, la vie, installée comme un enfant quand il pleure, silencieux, prostré, délivré, sur ce chemin qui descend, qui monte, entre des rêves, où la vie n'est plus la vie, entre les larmes, et cette porte encore ouverte, un instant de vie, la vie, mais la vie quand les amants sont trahis, qu'en reste-t-il ? Quand les amants décident de s'ignorer, illusion, illusion de vie, ils ont frappé à cette porte et attendu, ils s'éloignent l'un de l'autre, un instant suffit, un instant de vie trahie, et d'autres viennent et subissent le même sort, le même hasard de vie, la même fraction d'indifférence, ils rêvent, ils oublient, leur histoire n'est pas possible, il n'y a pas d'histoire dans cette vie, la vie d'où ils s'absentent, ils frissonnent, ils ont peur, seuls séparés sur des chemins séparés, ils ne gardent même pas la mémoire de leurs voyages, tous les voyages qui les mènent nulle part, dans le vide de leur amour, dans le vide de leur vie, la vie, quand les villes s'endorment, les villes fermées sur leur silence, elles ne les accueillent plus, ces villes et ces amants désunis par la vie, leur vie meurtrie, jetée dans un ciel qu'ils croyaient clair, devenu noir, la vie noire où ils cachent leur désir, leur désir de vie, la vie qui se nourrit de leurs mensonges, jetée dans un délire d'ombre, tous les non-dits qui les affament, c'est une course contre eux-mêmes, ils y perdent leur souffle, ils perdent la raison, cette conspiration contre la vie, dans le corps, cette douleur lente, froide, étrange, comme un corps lacéré, ils mendient la vie, cet amour qui les paralyse, où se forgent les passe-droits de leur mémoire, cet amour franc-tireur, jusqu'à l'égoïsme, jusqu'à la négligence de la vie, la vie interdite, coupable, constellation perdue, quand il n'y a que des ressacs froids pour abri, une seule vie, le rêve énucléé, naïf, naïf jusqu'aux larmes, cet amour obsédant comme une blessure nauséeuse, cet amour contre la vie, la vie des amants séparés, quels jeu prétendaient-ils jouer ? Quels gibiers traquent-ils ? Qui les pousse ? Qui finira par les traquer ? Quel gibier deviendront-ils ? Qui les déshéritera ? Qui pérore contre eux ? Mais la vie ne questionne pas, et cet amour révulsé où ils trébuchent l'un et l'autre, tous, toutes, tour à tour, cet amour est une forfaiture, amants, votre témoin s'est parjuré, il n'a fermé aucune porte et vous avez attendu quelque part, vous imaginiez une morale à cette histoire, il n'y pas d'histoire, il n'y a pas de morale, c'est la vie, la vie friable de vos envies, cette paresse mise à vous défendre, ces caresses sans amour, cet amour comme un cadeau mort, la violence mise à vous aimer, cette ferveur à dire votre amour, à crier les raisons de vos passions, la violence pour ce seul amour, cette violence de la vie vous trompe et vous étouffe, cette violence mise à vous trahir et à vous séparer, cette semence de la vie dans votre amour éventré, cette folie où vous hurlez, longtemps, très longtemps, machinalement, et la vie, la vie morcelée comme un refus, refus d'aller, refus d'entendre, d'accompagner la vie, la vie hallucinée de vos désirs mort-nés, les amants contre les amants, habitués à frauder la vie, les amants égorgent les amants, ils tombent, mésalliance que leur pari d'amour, mésalliance, cette fugue dans les francs-bords de leurs désirs, les amants implorent la vie, la vie ligaturée, quelle humiliation ! Ils implorent encore, maladroits, cet amour frelaté d'un amour qui aurait pu être, qui n'est pas, juste une gerçure, un lapsus de la vie, une fraude à la vie, les miroirs idolâtres seront détruits, et la vie restera une gueuse, cette banalité, intime banalité.
C'est un pli sur le sable comme un livre ouvert, un pli de la mémoire bouleversée, parce que la vie n'attend pas et l'étendue à nos pieds est un débarcadère de plus sur l'avancée du ciel. Ce livre ouvert nous retient.
Mais nous tombons et la vie s'écrit à l'ombre des pages dans l'ombre de la vie et toutes ces pages d'une vie morcelée, les unes sur les autres, ont l'épaisseur d'une nuit froissée - une seule nuit - vide et sans plaisir.
Quand nous tombons à pages ouvertes, à pas comptés, à rives vives, quand l'histoire s'interprète dans le clair-obscur d'un livre toujours déplié, cet espace est le nôtre comme des arrangements ininterrompus d'une mémoire inventée.
Inventée, acérée, réelle, effacée par un seul coup de la main, toujours immobile, comme enivrée par la lumière qui la porte. C'est une mécanique saillante, cette mémoire encombrée, surgit au milieu des histoires de notre vie, de la première à la dernière page, comme un début à tout.
C'est un fait, une raison, les mots manquent, le temps a joué de ses effets, la réalité est que nous tombons encore. Nous agissons en prisonnier, éreintés par le vide qui nous attire, sans un cri. Rien ne débute, rien ne fuit, il n'y a que la chute.
Une chute en nous comme une chair passe sur une chair, une chute en nous, mais une envie ingrate de fermer le livre, de déranger encore une fois le ciel, d'oublier l'histoire. Peu importe si les pages sont blanches, les mots sont toujours là, ombres d'ombre.
Une chute en nous comme un poing se délivre du coup qu'il porte, un effacement ajouté aux disparitions successives tout autour de nous, le livre ouvert tient ses secrets comme un livre fermé. Nous nous débarrassons trop vite du désir qui vient.
Les pages égrainent le silence, cette rumeur égorgée dans un silence plus grand qui l'absorbe, au bout de notre histoire quand le désir est indécis, quand il tombe comme une main meurtrie, cette feuille déchirée, noircie, juste avant de disparaître, à peine heurtée, dessinant l'horizon effilé d'autres désirs, encore inavoués.
L'ombre, les yeux fermés, lumière bleue lentement estompée, premier artifice qui s'élève, tombe, recommence ; le jour a fui, léger, avec lui le renon-cement, jusqu'à l'horizon grandi sur l'ombre qui le prend, le couche sur lui-même, l'oublie.
Les yeux fermés, encore, à demi, à l'à-pic d'une nuit qui vient, au surplomb d'un ciel noir, quand la danse décervelée des étoiles se fige brusquement, une à une tombée dans les mains, parce que l'imminence du silence le veut.
Au droit-fil de cette explosion noire, le corps morcelé se referme sur ses plis, rétracte ses blessures, déplie son crépuscule ; il finit incandescent ; il finit où la mort le soulèvera, dans cette invention de la chute et du glissement parce qu'il y a des voyages sans transport quand une main se referme sur l'autre.
De défaite en faillite, l'ombre a changé de sens, du bleu au blanc, elle monte, lâche, succombe à l'approche de la fenêtre ouverte, devient discontinue, s'interrompt brutalement, elle sera intime, deviendra perspective et profondeur, sera plan, poids, point, profil, ébauche d'autres ombres qui la portent et dont elle se nourrit.
Dans cet instant, le silence vient en pleurant, où les voix ramassées implosent, effondrement des traces, tous les faux pas dans une seule larme, ces sauts de signe en signe qui n'aboutissent pas, même la main ne dit plus, mise en réserve ou en échec, qui coupe en deux le jour et l'ombre qui la suit, l'entoure, devenue indigo à la naissance des pleurs.
Où l'horizon disparaît, il laisse un vide effilé, suspension réservée de l'instant, réceptacle du silence qui monte et sur ce fil tendu le soleil n'éclabousse plus. Où les filets du ciel lui laissent sa place, il tend entre les ombres d'autres filets qui pourvoiront à son retour et sur ce champ fini, l'œil a fini de voir et la main de toucher.
Tout attend. Rien ne bouge. Les fêtes étoilées sont closes dans un ciel purement gris et la main qui vient de retomber n'a pas tout donné - comme il le faudrait - n'a pas tout montré des blessures de sa vie mouvante - pour laisser trace - n'a pas tout expliqué des effeuillements qu'elle fit, par amour et pour l'amour, pour d'autres rencontres, pour la seule espérance, devenue, là, interdite, tombante, retombée.
Et sur la terre rétractée sur ses plis, cassée contre ses frontières, à la réception du ciel, toujours dans l'entre-deux d'elle-même, inquiète, voix élevée quand la colère approche, mais une voix plus qu'un cri, voilà qu'elle finit d'alerter ; et sur la terre, dans les palais désertés où déambulent les soldats et les ombres, le silence est venu avec ses cortèges vides et douloureux, ordonnés et mis en garde sur les plaies refermées de cette voix qui voulait.
La mémoire est intermédiaire, mal interprétée et la voix qui vient de se taire l'emplit encore, stagnante de bas en haut de ses strates. Elle est l'eau morte d'un bassin oublié, comme s'oublie la mémoire, d'un pli à l'autre, devenue la frontière en soi infranchissable entre le dedans et le dehors, parce que tous les arguments sont vains, parce que la place était comptée pour cette voix qui s'est tue.
A l'approche du feu, il n'y a que le silence, plus étendu que l'eau, plus dense que le sable, pour réserver - parce que les hôtes sont partis, les gardes repus et fatigués et la nuit emplie d'un souffle neuf - sa part de feu en soi qu'aucun autre plaisir ne pouvait remplacer. Le jour a fui, enfin, léger, et avec lui le renoncement.
(New Delhi, janvier 2003 )
Nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nul instant présent ne pourraient exister sans faculté d'oubli
(Nietzsche, La généalogie de la morale, 1887)
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Décembre a commencé avec ses joies figées au seuil de la joie.
Janvier passé à traverser des villes, des vignes et des plaines, avec ce petit soleil blanc.
Février : d'autres routes, parcourues sans but précis.
Mars : il y eut aussi cette maison vide. Le maintien du plaisir n'est plus à l'ordre du jour. Aller, sentir, aimer deviennent inutiles. Les jours sont des prisons de querelles magnifiques orchestrées par les ombres blanches qui dansent sur les murs.
Il s'aventura plus loin, prit la liste de ses voyages oubliés et de ses haltes, la liste des mots qui l'aidaient à tracer la carte des détours et des outrances, la ligne des répétitions et des prochains renoncements, la liste des faire-part et des silences à détruire. Il entra dans des sanctuaires mentaux où la vie est en morceaux, où chaque pli de la vie est repoussé brutalement sur d'autres plis plus lents et plus graves, jusqu'à l'extinction d'elle-même. Il s'enfonça dans le monde. Les terres étaient étrangères. S'aventurer était imprudent.
En avril, Ave Maria l'emporta vers des nuits inexplorées. Plus tard : caressée, martelée, enivrée, ensorcelée, soudain jetée contre la masse d'ombre de Saint-Eustache, un moment délivrée, puis reprise, écartelée, engloutie, blottie, vivante, élevée sur le plaisir, arc-boutée contre le regard, il n'y a que l'ombre pour le rassurer. Nu contre la pierre, un instant, au plus loin dans la nuit, l'espérer, quémander sa main, se mettre à genoux, avancer, respirer, toujours contre la nuit, scinder son sexe noir, lutter sans trahir, sa seule vie, être intransigeant. Nu contre elle nue au plus noir de Saint-Eustache, contre la ville lourde et sale, accepter sa main, accepter, accepter tout et lui rendre sa liberté, caressée, martelée, enivrée, ensorcelée, délivrée de tout, où il n'y a que l'ombre, l'ombre de l'ombre de Saint-Eustache.
Plus tard encore : il se blessa dans de nouveaux et nombreux voyages. Il en gardait quelques souvenirs incertains. Il revint à Saint-Eustache se gorger d'ombre, bousculant encore tous ses souvenirs. Il se blessa. Il reprit la longue litanie des mois cherchant à rassembler quelques faits comme des histoires entières, comme des vies achevées. Il fit la liste de ses oublis et de ses manquements. Mai : liste des oublis. Juin : d'autres oublis. Juillet : oubli de soi. Août : mois vide.
Toutes ces périodes, mal comprises, l'agaçaient. Il devenait désagréable de vivre. Il oublia Saint-Eustache. Il prit enfin le temps de lire. Plus tard, elle put le rejoindre, l'encourager dans ses retranchements. Elle allait et venait dans ses souvenirs vides. Septembre : mois oublié. Octobre : il l'oublia. Novembre : une année avait passé. Parfois il faut se contenter de passer.
Il repris ses voyages, agacé du temps qui manque, du temps chapardé. Il vécut de silences blessés, tourna sans cesse dans les mêmes nuits auréolées d'alcool, livré aux mains chaudes et au sexe froid de femmes résurgentes. Il s'abrita, s'habitua, s'enferma. Il reprit ses voyages à la va-vite, passant d'un cœur à l'autre, d'une rive déserte à une rive déserte. Toutes les villes se ressemblaient, son désir était immense, il ne réalisait rien, oubliait les mots, le sens des mots, l'aventure lui manquait. Il s'en remit au hasard, s'abandonna. Il relut Camus, Cioran, Cervantès. Il gagnait en tranquillité et en silence. Il refit des listes, s'éparpilla, se perdit encore. Sur quels oublis ne jamais revenir ? De quels oublis se passer ? Telle n'était pas la question.
Il dressa la liste de ses absences, la liste des andante de Mozart, la liste de ses croyances, la plus courte, la plus dense, la liste des emprunts et des songes, la liste des monstruosités, la liste de ses condamnations, les morts de l'année, les morts à venir, il relut Perec et Proust. Il reprit la liste de ses silences et de ses oublis : silence devant les morts, oubli des morts, silence devant les inventaires, silence avec élégance, oublis des hurlements tissés sur le silence. Silence des promenades, silence dans les promenoirs, abandon, concession au silence, oubli des brûlures du miroir, finalement baisser les bras, silence contre le cri, silence chuchoté, conjuration du silence. D'errance en errance, il fit silence devant le silence. Fin du silence.
Il recopia ce qu'elle lui avait dit : "Chaque jour, tu désertes cette mémoire franche, frondeur de l'amertume, fraudeur du devenir, passeur irrégulier de tes désirs aux mots et des mots à la page, tu t'affranchis à chaque saut de ligne des ruptures de sens, tu trahis sans détour, franchement, insolent par nature, tu commences tout, tu ne finis rien, tu joues avec les puzzles, tu mélanges les morceaux, écartant, remisant, séquestrant, tu ne tries pas, tu désassembles. La seule catégorie que tu connais, c'est le vrac, le tout ensemble éparpillé, tu empiles à loisir les saisons mortes, les rives blanches, les cœurs blessés, tu passes, nourri d'exeat. Tu n'as même pas sommeil, tu es récalcitrant. Je pourrais faire la liste de tes arrangements avec la souffrance, de tes hasards, tes divisions, tes fausses contraintes, la distance que tu mets entre les autres et toi, la liste de tes ombres, la liste de tes décisions, la liste de tes passions sur les doigts d'une main. Je jure de ne rien oublier moi, ni les caresses, ni les ivresses, encore moins les silences"
En bon météorologue de sa vie, en archiviste délicat de ses absences, il compléta ses listes : identité de l'endroit et de l'envers, lente montée du jour, fantômes à la mine de plomb, silence halluciné contre la vie dans le mensonge de la vie. Hasard, miroir, réminiscence, fantaisie des formes, allégorie du silence dans des mains tremblantes, dire non, au confluent du silence et du vide. Il se plia aux éventualités. Il consulta ses agendas, il mélangea les années, confondit les mois, douta des dates, oublia quelques étapes, il n'était plus généreux, passait son temps en épilogues, il pensa mourir, il s'éclipsa.
Il esquissa de nouvelles vies jusqu'à la contrariété, fit la liste des mois, ne put guérir de ses oublis, ne parla plus de Saint-Eustache, fustigea ses glissements, ses éloignements, mit au propre ses exigences. Il finit plusieurs livres, aucun ne le satisfaisait. Il relut Valery, Calaferte, inventa des décisions qu'il ne tiendrait jamais, voyagea encore, s'attacha à la vie des loups et des ours, pensa que son instinct était sa seule conscience, maintenant, aujourd'hui. Il se souvint pourtant des morts qu'il laissa, abruptement morts en lui.
Il écrivit le nom des mois sur une page blanche. Il évita un grand désordre dans sa tête, il répugna à dire je, ne parla plus. Il vivait mal l'indécence, il devenait violent, il se défit de ses amertumes, il lut encore, Dante, Saint Augustin, Char. Il pensait que sa mémoire était à venir, qu'elle serait sa chance de recommencer, qu'elle lui réserverait les hasards heureux de la vie, il tourna la page sans le savoir.
Janvier : bourbier sur une route à l'horizon bleu, bourbier froid dans le fond des yeux.
Février : voyage à Venise, atteinte cérébrale et céleste, là-haut les cœurs sont nus et admirables et vides.
Mars : enfilade blanchâtre d'arches dans le brouillard comme des interlignes incolores et courbes. Un vent violent fabule contre les innocents. Les religions ne sont que des bricolages mentaux.
Avril : ivresse à Madrid, ironie d'ivrogne au fond des bras d'une femme, dépareillée de la vie.
Mai : les orages empilés sur des orages. Il n'y a pas de bénéfice à espérer du maintien des frontières et des dessertes.
Juin : contre-fortune, bon-cœur. La vertu de la vertu est de répondre à la nécessité.
Juillet : à l'extrémité de la lumière, il y a encore la lumière, sans âge et sans passion.
Août : un dédale, l'intimité, l'inconnu. Les recettes sont toujours les mêmes pour franchir la porte étroite et passer du visible à l'invisible, les rives subreptices sont indéfinissables autrement.
Septembre : Voyage à Jérusalem. La déception est à la mesure des bagages rapportés. Aucun ne possède mieux cette terre que leurs morts.
Octobre oublié : maladresse, folie et fanatisme, la perversion ne réside pas dans la pensée nomade mais dans son errance.
Novembre : méprise sur l'homme, non-sens de l'histoire. L'instant présent n'a pas de morale, il est toute la morale.
Décembre : retour sur les routes. Voyage à Albuquerque. L'introuvable était à portée de la main dans les ombres d'une forêt fervente comme une fin de partie.
Il gagna sur ses rêves la part d'arbitraire qui le ferait revenir. Ce fut une nouvelle liste. Oublier, en prévision de la lumière, en prévision du retournement de la lumière, en prévision d'une pluie qui annoncera l'été, en prévision d'autres nuits d'été. Oublier, en prévision d'un salut, d'un signe, en prévision d'un dédouanement compliqué, passé la première barrière, en prévision d'une chute libre, d'un fil de fer rouillé, en prévision d'un bout de chemin à faire, en prévision de la résignation blessée des hommes et des femmes, en prévision des grandes migrations, en prévision des lambeaux qui resteront des jours, d'un quai de gare, d'une route sur nulle part, en prévision d'une absence, insupportable, répétée, en prévision du désespoir, l'assujettissement maximum dans un espace minimum. Oublier, en prévision d'un mot en trop, une façon de s'interposer, de prendre parti, en prévision des coups de feu, en bas, tout en bas, en prévision d'une position naturelle de la mort, naturelle et soudaine.
Il recommença. Il devint le passeur irrégulier des songes abstraits, des rives vives, habitué à revenir sur ses pas. Il sait maintenant deviner les faux passages et les vrais pièges. Il arpente à loisir les mètres carrés de son espace infini, dressant les cartes blanches de ses réserves, ligne après ligne, escalier après escalier, décrivant les arcs-boutants qui, soulevant d'autres voûtes, donnent sur des empilements d'arches et d'étais qui touchent au ciel - il ne le voit pas encore -, laissant des signes de ses allées et venues, poussant de la main d'autres portes, plus épaisses, plus lourdes, retrouvant, marche après marche, des terrasses déjà visitées, où il a aimé et, montant encore, débouche sur des avancées monumentales mais fragiles, goûtant aux rites éphémères de visions toujours plus larges, plus droites sur le vide, surplombant le cœur inextricable de dédales insoupçonnés. Il est revenu, enfin clandestin, au seuil d'un monde qu'il croyait perdu.
Il passa la frontière, l'illusion était inespérée, la terre a tremblé et l'enfant récalcitrant en lui a dominé sa peur. Dans la nuit résorbée, il y a l'obsession du futur. Sous le ciel plat et rond qui ne finit pas de glisser, qui ne s'éteint pas, il a passé des frontières qui ne bougeaient pas. Il se trouva seul. Pour la première fois, il avait retrouvé son désir. Il eut peur, de cette peur blanche irradiée dans le cerveau. Il déserterait, s'était-il promis. Il déserterait patiemment et en silence, levant, obstacle après obstacle, les scrupules et les faux-semblants, les vrais oublis et les vains souvenirs, à l'arraché, comme à son habitude, irrésistiblement absorbé par le douloureux et enivrant travail qui consiste à disparaître.