Quentin me domine de toute sa petite hauteur. Je lui ai donné le meilleur de moi-même et il a parcouru toute une vie dans l'espace d'un couloir, au fait des limites et des frontières, habitué de la chute et des stations assises. Il est le seuil de mes raisons d'aller. Il est la rupture qui, en moi, scinde ma vie en parcelles indéchiffrables. Quentin n'a pas d'état d'âme, accoudé qu'il se tient à la terrasse qui surplombe sa vie – ma vie. Il a erré longtemps en dominant sa peur – plus de mal que de peur, disait-il -, en arpentant ses démons enfantins qui le laissent, des heures durant, assis au-dedans de lui. Sa position favorite : assis ou debout, poings serrés dans les poches. Quentin boude avec les mains, retenues du monde sensible, cachées de la tentation de déchirer les voiles qui l'entourent. Il m'a appris le silence au bon moment, dans l'incantation des choses mortes et des sentiments dérisoires. Parce qu'il traverse ce couloir en toute hâte et parce qu'il feint de s'y attarder, il réalise la seule ambition que le silence impose : écouter. S'il avance, il sait la place exacte de la marche qui coupe le couloir en deux. S'il recule, il sait – mais il attend – le moment où son dos touchera le mur. Il se laissera glisser, et dans le mouvement qui l'entraîne vers le bas, il enfouira ses poings dans les poches. Une fois assis, jambes repliées, il scrutera le long couloir noir qui s'évade devant lui, s'évadant aussi, yeux ouverts, vers les quelques raies de lumière que les portes adjacentes dessinent sur le sol. Il est bien. Il m'apprend à désirer patiemment. Je l'entoure de précautions car j'attends trop de son histoire. Il m'a dépossédé de ce que je lui faisais faire ou penser. Il m'échappe encore et, après toutes ces années, je ne sais pas ce qui, dans ce qu'il était, revient à lui et revient à moi. Je n'ai qu'une certitude, à peine dite lorsque j'écris Quentin : le pont qu'il traverse tous les jours, à l'aller et au retour, est le point focal de toutes mes déterminations. Ce n'est qu'en plein vent, longeant le parapet désert, qu'il respire, enfin ! Au retour, il sait qu'il vient de vivre une expérience tragique et angoissante : la mort attendue d'un frère. A l'aller, il a la prémonition de cette solitude qui le sépare de lui. A chaque fois, le vent froid ou fort lui évite de pleurer.
Je viens d'apprendre la mort de mon frère. Quand je dis je viens d'apprendre, il est mort depuis deux ou trois semaines. Cette mort est déjà à distance. Il y eut d'abord sa disparition, le vide – et on le croit vivant – qu'il laisse d'un coup avec la certitude qu'il sera là, tout à l'heure, demain, dans quelques jours. A l'instant où cette disparition se transforme en mort, Quentin surgit. Il ne remplace rien, il n'occupe pas la place laissée vacante, Quentin est. Il vient ou plutôt il revient vers moi de cette profondeur de mes rêves, de ce vide de la disparition. Me voilà sur le pont tant de fois traversé. Quentin à bout de bras me fait tenir droit. Pas de vent aujourd'hui, plus de vent, jamais, et cette fois je pleure. Je ferai plusieurs fois l'aller-retour dans la même journée. Où m'arrêter, où poser mon regard ? Quentin a une vie que je viens de perdre. J'écrirai L'exigence maintenue jour après jour pour sortir du souvenir. Ma mémoire me fait mal. J'aurai enfin fini de traverser ce pont.
Quentin m'oppose cette attente inventée de la fin, pose le terme du parcours sans jamais le dire, m'entraîne où il veut. Il me donne à vivre les détours que le chemin cache sous les feuillages, les retours imprévus au point de départ, pour repartir. Il m'accompagne et ses figures changent à chaque nouveau chemin. D'où vient que dans l'espace où je suis, où il m'a entraîné, je repasse constamment près du point où tout pourrait reprendre comme avec un autre commencement ? (Maurice Blanchot, Le dernier homme, Gallimard, 1957). Je le rencontre chaque fois que le bonheur et la douleur voisinent au confluent de mes vies. Avec lui, j'ai plusieurs vies qui se heurtent aux portes du couloir aveugle, plusieurs vies arrangées et si j'ouvre une porte, l'une d'elles (il y en a cinq), une lumière différente éclaire le couloir, ramassant l'ombre dans les recoins les plus éloignés de la source, ombre que j'hésite à quitter, redoutant - prêt à renoncer – ce qui m'attend de l'autre côté, espérant, plein du bonheur d'enfreindre l'ombre qui me tient. Quentin a la patience de m'attendre, planté dans l'ouverture de la porte et je passe avec lui d'un bout à l'autre de ce sentiment d'être, mélange de quiétude et d'effroi, escomptant du plaisir, repoussant la souffrance, plein de ma patience à trouver les mots que j'aimerais lui dire, chemin faisant, pour décrire cet inextricable mélange de joie et d'orages, de douleur inventée, de cris qui ne disent plus, de cette clameur du silence qui nous emporte chaque fois que nous manquons à notre vie.
[C'est trop d'orgueil à l'encontre des jours. L'histoire de Quentin ne touchera pas à sa fin. Je désirais parler de légèreté. Trop d'orgueil nous mène. Les choses du monde n'ont plus l'importance nécessaire pour les rendre visibles. Quentin sait l'impossibilité d'être. Nos refuges sont illusoires, de feintes tentations, à peine des traces dans le quotidien, à peine des mots. C'est assez d'orgueil pour ne pas céder à l'instant, le lieu difficile d'être. J'ai écrit Quentin, une histoire qui ne peut trouver sa fin. Il est au bout du couloir, au début... Il ne sait quelle direction prendre, Quentin, l'enfant d'un coup devenu grand. C'est mon orgueil, ma vrai patience, ma vie sans vie à raconter (1988) – Le droit-fil, 1996].
Lorsque j'écris Quentin, je suis livré à ce silence, interminable fraude au droit-fil qui me conduit à lui. J'écris Quentin dans l'urgence et je mettrai quatre ans à terminer le texte. En quelques jours tout est dit : Quentin tourne dans le couloir noir de son enfance, passe d'un bord à l'autre du monde figuré par les raies de lumière que laissent passer les portes latérales du milieu du couloir. Tout est dit du silence et de l'obéissance – silence des mots qui tentent de dire la douleur d'être ; obéissance aux mots qui, parce qu'ils sont justes, m'enferment dans le silence. J'éprouve une peine à écrire, à tracer les mots, les mêmes mots qui ne cessent de tourner. En deux lignes, en deux mots, tout dire, tout crier. Je n'ai que ces quelques mots, des cœurs d'instants et quelques regards pour me souvenir. A la falaise blanche de mes promenades quotidiennes, l'oiseau nicheur des pierres bouscule de son aile filante l'arrangement de mots qui tissent l'ordre de ma mémoire. Je commets parfois des erreurs. Quentin m'emporte dans ses mains. Je suis tout petit mais je ne trébuche plus sur cette marche qui partage le monde en deux, un pied dans chaque univers, ce monde en soi qui se scinde inexorablement, et s'il use ses yeux aux éclairs d'ombre vive de la lumière cachée, c'est pour deviner ce qui bouge et ce qui vit de l'autre côté des miroirs de sa vie. Quentin a deviné la mort, Quentin a rencontré la mort. Ils sont trop nombreux ceux qui ont disparu autour de lui, laissant dans leur disparition de l'amour et du bonheur, devenus transparents. Ils sont trop présents ceux qui, par accident ou par volonté, ont quitté ce chemin, le laissant seul. Mais il a accepté. Il sait que cette enfance détruite – c'est-à-dire la vie – est sa raison d'être, que cette nécessité le conforte dans son opinion sur la vie : aller sans connaître le terme. Le bout du chemin est toujours à venir et à rêver.
Pourquoi mourir ? pense Quentin, quand tout est déjà détruit, quand se retournant une dernière fois – il ne reviendra plus, il le sait – laissant les voyages de la crainte s'effacer, en traversant ce pont pour la dernière fois, il comprend où s'effondre la vie, mais ne pas mourir ! Pourquoi ? Il sait que l'enfance gisante est une mémoire arrangée, depuis le début, une mémoire distante cassée dans l'ombre qui la cache. Pourquoi mourir ? L'instance est souveraine.
(New Delhi, 2004)
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