Parler de la légèreté de l'âme et des gravités du cœur. Coûte que coûte s’arrimer au monde, ne faire qu'un, se reconnaître aussi, traverser d'autres étendues, interpréter les destinations, décrire les accidents, précéder toute innocence et donner grâce à toute faute, aboutir, s'estimer. S'aimer enfin ! S'aimer dans une longue inspiration sans précaution jusqu'à l'incendie ou la révolte ou la disparition. Redoubler d'exigence dans l'ultime recommandation faite à soi-même : va !
Début agacé que ce début de la fin de l'histoire. Agacé de débuter pour forcément finir, se résorber dans l'histoire, prédiction de la fin, innocence des débuts. Aller ou danser ou tourner n'ont pas de sens, nul possible dans le vacarme des manèges de la fête. Cette vanité de débuter, cette rancœur de devoir achever. La fin est encore un début, rebut de tous les débuts possibles et de toute fin qui pourrait être dite. Pour une fois, mais pour la dernière fois, finir sur un silence. Tous les débuts sont vains et toutes les fins sont fades. Ni début, ni fin ! Entre les deux, les redites et les remaillages des premiers mots sont interminables. Les premiers seront les derniers. La fin se dérobe dans les commencements, on tombe avant de débuter. Anéantissement que d'aller d'un bord à l'autre, aller droit à l'épilogue serait une meilleure façon de faire, épilogue de tout début et de toute fin. Va !
Voilà le seul roman mais le roman n’est pas possible, ni l’histoire, ni le récit, ni la morale, rien. Juste la justesse de quelques mots. Cet exercice de divination, le pratiquer avec vertu et résignation. Là, arpenter tous les chemins ; ici, tous les parcours imaginables. Ce ne sont que déplacements et détours, façon d'éviter les histoires, des histoires sans histoire, de sauter des frontières, d'éviter d'être orphelin. Chaque roman commence et finit avec ses premières et dernières phrases. Dans l'entre-deux, où s'arrêter ? Comment éprouver l'impatience de la pensée à devenir un texte ? Le roman est détruit au moment où il se formule. Les mots ne sont pas l’histoire, les arrangements de mots n'ont pas de vie et ne traduisent pas le mouvement qu'on leur prête, ils ne dissimulent aucune vie, aucune raison de s'émouvoir. Fallait-il ainsi pleurer et rire ? Fallait-il ainsi s'élever et renoncer ? Fallait-il ainsi ordonner et détruire ? Fallait-il avancer ? Cette illusion de croire que des paysages sont possibles avec des mots. Et si écrire, enfin, était dire qu'il n'y a pas de roman possible.
Chaque jour qui passe empiète sur la vie. Aucun roman ne le dira. C'est la faillite de la pensée. L'ivresse finit toujours sur le néant et le genre humain est en carence. La vie n'est jamais complète. Seulement des débuts, des prémisses, des amorces, des ébauches, tout ce qui fait d'une fête un rêve ruiné et bientôt un charnier silencieux. Il n'existe pas de fabrique pour les vies rêvées dans le filigrane des mots, seulement des mots, des tentatives d'être, de rester debout, d'aller parfois. Et comment finir ? Pourquoi une fin ? Et si la fin était maintenant ? Si dans un élan généreux pour soi-même il fallait s'astreindre à la dernière phrase, que se passerait-il après ? Demain serait-il à la dérive parce qu’il n’y aurait plus rien ? Le roman raconte le désespoir des mots, le désespoir d'écrire, l'impossibilité d'organiser la vie. Il a la froideur d'une architecture vide où seuls comptent les sauts de signe en signe comme autant d'arches arrachées au ciel. C'est comme une chute. Quand on tombe, on s'enflamme.
Au commencement était le verbe et le roman commence par un verbe. Au commencement de l'histoire - mais toutes les histoires débutent de cette manière - il y a l'ordre, la mise en ordre des mots, le souci de l'origine, l'introduction méthodique des arches et des étais qui soutiendront un ciel et donneront réalité à cette procession qui s'ébranle, où les quelques vides entre les êtres – facilité de la respiration – seront comblés, des vacances faites pour être refermées, un désir primitif de logique comme trois notes – en harmonie - qui se succèdent et se répètent et montent, montent, pour finir dans un chaos de mots, une tempête de verbes heurtés contre les parois du cerveau qui les pense. Parfois un silence, et les cris redoublés qui forment le monde attestent de son poids jusqu'au craquement du prochain silence. Au commencement, ce sera un faux pas, déjà une reddition, aucun verbe n'est assez juste pour être irréprochable au seuil du roman, qui donnerait le plan et le poids d'un récit où il serait son émerveillement et sa logique, aucun verbe assez légitime pour dire, tout entière contenue dans son sens, la loi du texte. Final !
Toute histoire commence par une rupture et le roman raconte la séparation des verbes et le désespoir de les dire les uns après les autres et jamais simultanément. Toute tentative est foudroyée. Une vie se déroule, par tous les bouts, elle ne s'écrit pas. Les morceaux de temps se juxtaposent comme autant de bribes de vie, mais ils ne font pas une vie, ils restent séparés par le silence des mots, le silence d’une pensée qui tente de dire l'expansion infinie des vies, l'impossibilité de se rassembler autour d'un lieu, d'un temps, d'une raison. Ce rythme, c'est le cœur du roman, l'inachèvement de l'histoire et la décomposition des mots pour la dire, l'insurrection répétée de tout commencement, l'insatisfaction que laisse une fin qui ne peut pas se dire, un aller et un retour de la vie aux mots comme un passage toujours redit où il faut nécessairement respirer et s'effondrer quand le soleil est trop droit, trop blanc jusqu'à effacer le semblant d'ordre d'une histoire encore possible. Là, le soleil vient de se lever, d'abord lavé, il suit sa trajectoire, il est sa trajectoire, sa seule existence l'excuse, il vient d'un lointain inaperçu, irréprochable ; bientôt il dira sa féerie, lui qui vient des profondeurs ; bientôt il haussera les ombres jusqu'à l'idéal, balayant tout songe et toute soif, fulgurant jusque dans ses secrets et tout d'un coup, chuchotant, impeuplé, il sera aspiré par le vide que son éveil avait créé. Final !
Il n'y a pas de géographie du roman, simplement des effets successifs d'ombre et de lumière, d'ombres différentes, de lumières toujours plus aveuglantes, simplement des prémonitions de leur apparition, des renoncements à les dire sans pour autant les taire tout à fait, des détournements - et ces promenades sont longues et épuisantes - des habitudes de silence, des ombres qui montent de la terre et qu'aucun soleil ne peut réduire, des ombres dans lesquelles on ne peut plus se cacher - où je ne peux plus m'effacer - des ombres mangeuses de façades, des ombres de densités différentes où l'ombre de l'ombre est encore un feu, l'impossibilité de penser sans clair-obscur, sans lumière infiltrée d'ombre où les mots ont une place, où le silence rompt, corrompu, où on tombe.
Il n'a pas de géographie du cœur, ce sera toujours à prendre ou à laisser. L'histoire est entière ou n'est pas, les seuls aller-retour sont ceux qui passent du silence au silence, des silences que le cri ne couvre plus. Et si écrire n'était que taire le silence qui étouffe en soi, si écrire à l'arraché, comme un batteur à sa forge, avait pour seule raison de casser l'absence, les omissions volontaires d'une vie, les instants fourvoyés des instants trahis ? Alors, disait l'histoire, le roman débute dans un silence, un silence avant la parole, "écoute", mais il n'y a rien à écouter ni à ajouter, trois points et de nouveau le silence, Va ! Et l'absence du roman et de l'histoire, la mort immédiate de tout personnage, la mort de soi dans le premier silence.
Il n'y a pas de géographie du sens, tout roman est un jeu de sauts pensés à la hâte, sauts précipités et mouvants où chaque mot est un obstacle et une délivrance, petites attentions verbales qui s'agglomèrent les unes aux autres, sans grand dessein. Tout roman est une fissure, une impulsion hallucinée inscrite dans le vide. Tout roman balance dans la mélancolie d'une vie parmi d'autres, indiscernable, irrécupérable et les quelques bribes qui dessineraient une image - une première image intelligible – sont rassemblées au prix d'une destruction plus redoutable, celle de notre propre histoire.
J'y mettrai ma vie dans ce roman, mais je ne l'écrirai pas. Au commencement, c'est une maison où l'ombre glisse vers la lumière. J'aime les maisons désertées. Elles regorgent de pièces vides, volets clos heurtés par un soleil blanc, enfilades de clair-obscur où le regard n’a pas de prise et renonce à donner une forme à ce qu'il tente de voir. Il n’y a rien à voir, seulement des raies d’ombre et de lumières balayant des murs blancs troués de portes plus claires ou plus sombres au-delà desquelles d’autres pièces m’attendent. Une fine poussière flotte à tout passage. J’aime dans ces maisons les parquets qui prolongent les lignes de fuite de la lumière, bousculée si j’avance, arrêtée si je m’arrête. Maisons hantées du silence de mes silences, je m’y perds parfois mais toujours invulnérable, intouchable, ailleurs ( ). Derrière des volets où le jour s'échappe, où le soleil claque chaque fois que des mains s'approchent et se touchent, derrière ces volets noirs, il y a moi, moi qui attend la fin. J'étais invité et je suis resté, j'ai déambulé, traversé des pièces, pris des escaliers, erré dans des couloirs, débouchant sur des coursives où des camaïeux entrelacés dessinent les ombres jetées d'un cloître, j'ai rejoint les terrasses donnant sur des vides rehaussés de feuillages, j'ai ouvert des portes, passé des seuils, relevant ma tête vers des étais sans origine soutenant des élévations insoupçonnables, j'ai éveillé des oiseaux qui ont ébouriffé la lumière, j'ai frissonné en considérant que toute architecture n'était qu'élancement de l'œil, partagé d'accidents et illuminé de simulacres, j'étais en sûreté, honnêtement, presque vertueux, j'ai exigé plus et j'ai disposé des miroirs pour estimer les proportions dans les volte-face des réflexions, j'ai aimé cette logique, ces vagues méthodiques de l'ombre sur la pierre, le calme des déambulatoires, les murs vides doucement éclairés, les hauts plafonds, le temps qui passait où il est bon de goûter tous les commencements et toutes les fuites, le silence, enfin, autour de moi.
Encore une fois, la mort s'insinue dans l'alignement noir des mots, la mort pleine, majestueuse, la mort en plein visage, au bout du roman de ce qui n'est pas une vie, juste une manière de danser et d'avoir la nausée, de rire, en cortège, derrière la vitre, derrière les mots. Ce roman sera dit avant d’être écrit, entendu avant d’être lu, je l’écouterai comme une trace qui s'efface, il m’emportera avec ses digressions, ses renoncements, son agacement à revenir aux raisons du roman. Quelles sont les vraies raisons ? Eprouver sa patience ? Parfaire son intégrité ? Douter ? Couper court à toute perspective car le mensonge est dans l'humanité ? Guignol que ce roman ! Imposture ce texte ! Imperceptiblement, il deviendra ma mémoire, lumineuse et douloureuse, enchâssée dans une mémoire plus profonde, inaudible. J'en rêverai, éveillé. C'est un roman qui ne cherche qu'à faire silence. A force, je peuple le vide d'embrasures blanches où défilent et, parfois, tombent les silhouettes de ces destins tronqués - forcément des personnages hors du commun - avalés par la vie, rejetés brutalement. Chaque fois, c'est une porte qui se ferme et d'impasse en impasse, où les seuls échappatoires sont de recommencer l'histoire, le roman détruit l'histoire qu'il était censé raconter.
Ce sera un savant mélange de mots et d'images, un roman entrelacé de l'amertume de ne pouvoir l'écrire, de la crainte d'en dire trop, du doute sur l'écriture même jusqu'au moment où aucune écriture ne sera plus possible, pensable, où il faudra tournoyer dans l'absence, s'accrocher pour résister à la sensation de chute intense, s'octroyer encore du temps, se faire crédit, s'accorder encore confiance. Où j’irai, en face à face, je déposerai mes armes comme on écrit des mots, l'un après l'autre, l'un à côté de l'autre et ces alignements seront les chemins où je me perdrai. J'aurai payé mon tribut, personne ne pourra me le reprocher, ma conduite, toute fantasmatique qu'elle soit, m'aura fait grandir, moi, le premier mort-né de ce roman inécrit, le retombé par principe, l'imprononçable. Ce roman, c'est une peur d'écrire et l’impossibilité de raconter. Je dérive, j'inhale du passé sensé être l'origine, je fais fi de l'épreuve car tout lucidité est bonne à prendre, et au bout du compte, une fois réduite la part d'opportunité ou de comédie, ce sera un festin de mots inutiles car aucun d’entre eux ne sera assez juste, assez vrai pour dire les faits, interpréter les actes.
Trahison que ce roman qui ne s'écrit pas, tout entier en gestation, trahison de l'enfance et de ses rêves, trahison des talus escaladés et des adolescences, trahison de toute une vie, imaginée avant d'être écrite, pensée en lieu et place de la vivre, trahison répétée à chaque mouvement de la main, à chaque instant des gestes de ce qui était nous et qui ne viendra pas, trahison, haute trahison de notre existence. Dans la clameur de l'eau, les épaves rejetées de la mer sont les abris illusoires et commodes de nos passés communs. Nous cachons là notre amertume, nous nous divertissons du ressac flamboyant de notre étourdissement à vivre, sans vivre, avec des mots seulement, tracés dans la main, cette main illisible, incompréhensible, cette main fourvoyée jusqu'au silence de trop de signes.
Dans le désespoir d'écrire, il y a la joie de danser sur des mots incertains, parfois malvenus mais toujours accueillis, la joie vraie de s'arrêter un instant même si le paysage qui apparaît - qui résume notre tentation d'être - est encore indistinct, inachevé, toujours en chantier, ébauche de notre esprit, esquisse seulement d'une vie parmi les vies possibles. Dans l'espérance du texte qui s'écrira - il n'est pas, la page demeure blanche - que d'interlignes où notre exaltation - parfois notre irritation - disparaît, éteinte dans l'embrasement blanc de mots jamais écrits, hiatus des balises et des barrages que la pensée inspire, à défaut d'une vraie révolte, d'un incendie élancée et violent.
Chaque nouvelle page commence dans la hâte, le papier peut changer, parfois le stylo accroche mieux, c'est mieux pour l'histoire qui débute, encore une page, trois mots, deux ratures, corbeille. Ce nouveau papier fait merveille ! En s'entassant, en vrac, il garde les traces de mes oublis, de mes passés mort-nés, en attendant mieux, en attendant plus. Nouvelle page, nouveau ricochet à plusieurs sauts, pour finir je recommence, pour recommencer je jette. L'arrêt de mort signe notre magnificence et l'incendie qui débute là-bas, à l'écart des autres - parce que les autres ne liront rien - est un autodafé de plus à notre compte. Il faut beaucoup d'habileté pour amasser toutes ces pages, récupérer les déchets, recycler les fragments épars, ordonner le tout, extirper quelques éclisses de tout ce tapage, dessiner le relief, mettre les ombres, quelques fastes, du vernis, rester équitable - les erreurs s'élimineront d'elles-mêmes - laisser vieillir, redonner de la couleur, faire un usage prudent des nitescences, être précis, faire vrai. Tout roman est un mensonge, une fausse permission, juste un brouillon de la vie, juste un miroitement, quelques emportements, un début bâclé. A l'à-pic de cette vie escamotée, le démiurge en nous a déserté nos jours et nos mots, nous laissant assoiffés. Oh ! Peuple superficiel du roman ! Fiasco de plus que cette fécondation avortée.
Nouvelle page !
Retour à la première phrase. Ce roman n'a qu'une phrase, elle dure mille pages et la première n'est pas encore écrite, une phrase jusqu'à la fin, identique, elle répète la vacuité des instants passés à l'écrire, ma propre absence à être, cette dépendance au vide. Seulement il y a les mots, et les mots s'écrivent, du début à la fin, c'est un dédale - vu de haut - où entrée et sortie se rejoignent et entre les deux le silence gagne de proche en proche. Le silence ! C'est le mot de toute fin. Silence ! Ecrire à l’arraché, voilà la manière qui me hante et me détruit. Chaque avancée est un redoutable exercice de mémoire, je descends, je tombe presque pour me trouver désemparé et vide, chaque phrase est une épreuve parce qu’il n’y a pas de sens à cette vie. L'imposture est dans la clarté de la phrase. Le récit, en trompe-l'œil, ouvre sur un judas noir où les mots sont des hochets qui retombent à plat.
Va !
Quelle fantaisie fait de cette existence une parélie ? Où est l'illusionniste qui s'amuse des caresses et de notre hallucination ? Le roman simule, il ne dit pas. Absence. J’éructe silencieusement dans le silence que je dresse autour de moi. Absence. Je roule encore dans le dédale que j’ai imaginé et, de vide en vide, brutalement repoussé par les murs qui jaillissent devant moi, je roule encore et chaque mot est un spasme, espérant mettre un terme à ma douleur, cette douleur extirpée de la mémoire qui, inexorablement, se déplie et m’engloutit, aspire toute résistance, d’où je reviens épuisé avec si peu à dire. Absence ! Absence ! Tout est en bas, tout est en haut. Dans l’entre-deux, j’arpente mon silence. L'omission fait force de loi et le roman se déploie dans les orifices hallucinés de ses vides, dans les oublis et le miroitement imparfait des ses ornements. Je vis retranché.
Je m’attarde à la terrasse d’un café. A peine neuf heures. J’ai presque cent ans, j’ai vécu tant de guerres, traversé tant de terres dévastées, je me déplace lentement, même patiemment, d’une douleur à l’autre. Silence. Mais tout est faux. Je suis à la terrasse d’un café dans un matin tranquille et clair, arrêté sur mon désir d’écrire. Etre à l’heure, voilà le terme. Je m’attarde, c’est le seul intérêt de ce roman, tout entier là et jamais écrit. Vie sur vie, empilement hétérogène de désirs et de rêves, de luttes pour aller, de douleurs insistantes à plonger dans tous les passés, s’y perdre, amertume des traces trouvées et perdues, de rencontres inassouvies. Interprétation du renoncement et de la solitude, exercice voué à parfaire la répétition, malgré tout écrire, répéter, répétition, bis repetitat. Je ferme les paupières, les bruits de la rue s'estompent. Au bord des garde-fous, quelques-uns de mes fantômes défilent encore, quelques-uns adossés à la pierre me tournent le dos, aucun n'enjambera le parapet, tous finiront par disparaître à mesure que le soleil me réchauffe. Un roman n'est pas utile.
Je voudrais écrire ces lignes avec patience, sans passion aucune, réaliste ; je voudrais dire sans nommer, raconter sans trahir, exprimer sans outrance ; je voudrais passer sans être vu et laisser quelques mots, quelques lignes dont j’oublierai le sens mais qui ont la force de la vie ; je voudrais me rassasier de ce droit silence planté au milieu de ma mémoire, m’exténuer à lancer loin le poids de ces années vides, arracher du silence d’autres silences, m’éreinter à défaire les désordres des assemblages de cette mémoire proliférante, insatisfaite ; je voudrais effacer les parasites que le temps dispose ; je voudrais aller juste. Je voudrais trouver les chemins de mes détours, me lancer à corps perdu dans de longues descriptions qui finiraient au bord du monde, passer en revue tous les attendus de ces visions fugaces ; je voudrais m’astreindre à débusquer dans chaque mot les motifs d’écrire encore, à l’origine de la mélancolie et du silence ; je voudrais entrer par effraction dans les sanctuaires que j’ai dressés tout au long de ces détours oubliés, détruire à grandes enjambées les instants passés à les construire, me retrouver neuf ; je voudrais compter les pas qui me séparent du moment où je n’éprouverai plus le besoin de dire, d’arpenter mentalement le silence et l’angoisse jusqu’à la résurgence intime de la dépossession de soi.
Je voudrais lâcher la bride, laisser filer la lumière, profiter de cet instant, assis, ici, ailleurs, seulement assis ; je voudrais répertorier tous ces instants, en inventer parfois, mais pour les anéantir aussitôt car ils trahiraient ce doux désir de mots, ce désir étagé de la jouissance d’effiler la pensée jusqu’à la saisir et la voir disparaître, vue ailleurs, entrevue soudain dans un signe de la main, éructer cette vie de roman jusqu’au silence de la main, passer outre. Je voudrais écrire, assis n’importe où, à n’importe quel moment, dans la torpeur désertée d’une maison ouverte sur le ciel, dans le bruit de la rue, la chaleur d’une traverse sur le vide, en plein midi, au milieu de mon enfance pour en garder des traces, quelques odeurs, des bribes de mots qui surgiraient soudain ; je voudrais écrire, aller vite enfin d’une résurgence à l’autre en donnant le sentiment de maîtriser les mots pour les dire, en donner le sens et la couleur, la provenance, la raison intime, aligner finement cette écriture instable et toute entière sur elle-même, écrire sans hésitation le jour du grand départ, le rêve de tous, arracher sans détruire parce que l’histoire s’est arrêtée, qu’il est inutile d’en garder des morceaux, toujours épars, finir par jeter ces bouts devenus irréconciliables, écrire, mais écrire.
Voilà le terme : préparer sa fuite, fuir intensément, fuir avec des mots les mots de cette idée d’histoire, de cet attachement aux lignes les plus justes, lignes de fuite devant soi, se fuir. Je voudrais m’affranchir un long moment de tous les mots et revenir par petites touches sur le travail laissé en plan, venir aussi avec moins d’idées arrêtées, moins d’images, moins d’offenses, entrer en purgatoire de l’absence, déambuler encore maladroitement sur des places désertes, chercher une ligne de conduite, d’un point à l’autre de la nuit, dans ces nuits si courtes qu’elles ne suffisent plus à penser les mots. J’arpente difficilement, installé en déséquilibre, sans cesse martelé par le silence de ma propre vie. Histoire à jamais morte d’un à venir qui s’efface à mesure que je m’en approche. Je voudrais ne faire qu’un. Mais il n’y a pas de joie, seulement une rencontre heurtée du plaisir, seulement un leurre du plaisir, seulement une impatience qui s’efface et laisse sa place au silence.