Inventaires en prévision de la lumière, en prévision du retournement de la lumière, en prévision d’un salut, d’un signe, en prévision d’un dédouanement compliqué, passé la première barrière.
Inventaires en prévision d’une chute libre, d’un fil de fer rouillé, en prévision d’un bout de chemin à faire, en prévision de la résignation, d’un enfant qui pleure et qui se cache.
Inventaires en prévision des grandes migrations, en lambeaux, en prévision du jour d’après, d’un quai de gare, d’une route sur nulle part, en prévision d’une absence et de toutes les absences, insupportables, répétées.
Inventaires en prévision du désespoir, l’assujettissement maximum dans un espace minimum, un désir recollé à la vie, un regard de plus, un mot en trop, une identité perdue.
Inventaires en prévision d’un retour attendu, en prévision des coups de feu, en bas, tout en bas, en prévision d’une position naturelle de la mort, naturelle et soudaine.
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LES QUALITES DISCRETES
Nous nous obligeons à d'incessants détours, dire pour ne pas dire, ne pas dire pour dire, enfin. Obligeance de cette rencontre, si fortuite, si nécessaire. Sur le devant de la scène, c'est un plaisir invisible pour ceux qui pensent savoir. Mais ils ne savent rien.
***
Nous nous partagerons entre ce talus d'herbe blonde et le désir à perte de sens. Aurons-nous le temps de nous enraciner dans les reflux du regard ? Ce demain recèle tous les pièges, tant de lumières comme des doigts pointés martelés par des forgerons aveugles.
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Nous existons deux fois, le jour et la nuit, seul et ensemble. Sans partage pour le corps et les gestes. C'est un méfait banal, une exaction commune. La magie est ailleurs, sur la bouche murée de feu, dans cette démence d'insomnie noire où nous dansons.
***
En nous, la respiration comme un silence, le plaisir comme une fuite. Nous donnons pour voir et nous touchons pour penser. Nos mains fouillent le monde coûte que coûte. Les maîtres du jeu ont placé leurs arbitres invisibles. Ils laissent faire. Ils laissent forcément faire.
***
Nous visitons les pièces dérobées de ces demeures inventées pour nous travestir. Plusieurs fois, nous décidons d'y rester, arc-boutés à pic de lumières devinées dans l'ombre. Nous dérivons. Le plaisir est si fragile. La bouche à peine effleurée avale un cri. Nous dériverons encore, muets.
***
Nous serons exclus. On nous mentira et nous mentirons. Nous exigerons toute notre liberté. L'histoire balbutiera, hystérique. La terre éparpillée sera la première demeure, inventoriée dans ses détails les plus reculés. Nous serons dominés par des secousses éphémères, élevées et détruites à coups de pierre.
***
Nous ferons cet inventaire de l'ombre, sur un fond blanc et noir. Nous dresserons les pierres de la table du ciel. Il n'y a pas d'amour sans état des lieux. Comment espérer ? Et comment se taire ? Qui espère ? Qui se taira ?
***
Nous devinons, nous tombons. Le pays est sans promesse. Nous pensons : nécessité du désir. Nous aimons malgré tout. Nous arrachons au silence d'autres silences et, saisis à la gorge, nous roulons l'un contre l'autre dans l'orifice exulté. La douleur casse dans la main suzeraine.
***
En contre partie de notre allégeance et pour en finir avec ces raisons indicibles, nous entêtant de cris et de hautes-tailles, nous dilapidons nos pas de danse, à peine esquisses, dans ces étreintes tête-bêche, du sol au sommet, contre des yeux fermés, la première nuit.
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Combien d'itinéraires oubliés, de villes atteintes, restées sans trace et sans odeur, sans issue pour notre ivresse, combien de psittacismes relégués dans nos mains fatiguées, combien d'artifices mort-nés, combien de reniements comme une mémoire agacée de parler, combien de rendez-vous ajournés, combien de douleur, combien...
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Nous exagérons nos risques, abusés par une histoire ressassée où les uns usent de cris, certains d'invectives, les autres de doléances, aucun ne dit ses intentions, chacun sert ses vérités, ils sont amants avant d'aimer, toujours bourreaux imprévisibles, terribles suppléants hallucinés au seuil de nous-mêmes.
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Librement, nous consentons à défaire ces corps à corps tendus, à différer notre jalousie. Nous retardons nos rencontres. Et la nuit sera bleue, sans voisinage, quand des veilleurs silencieux nous feront signe, loin, au-dessus, tout au-dessus, très loin, à la fenêtre magique d'un ciel noir.
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Illusion - Ils nous prendront à partie pour ce plaisir donné. Nous reviendrons leur parler. Ils nous écouteront encore. Ils obtiendront que nous passions sous silence notre amertume, ce froissement des mains qui se touchent. Un court instant, ce sera leur victoire. Nous reprendrons l'avantage quand ils penseront nous vaincre en croyant nous séparer.
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Faire silence, défaire ce silence ; un long dédale blanc sans image, sans faîtage et sans étoile ; faire silence, glisser dans ce silence ; gagner sur la douleur, gagner sur le plaisir, serrer les poings, contre le vide, contre la douleur, aller moins vite. Défaire en silence, lever les barrières, franchir le silence.
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in-pace - Comment penser ? Et ajouter : à partir d'aujourd'hui. Il manque aux cathédrales un promenoir pour les insatisfaits que nous sommes. Nous reviendrons à la table d'architecte pour détruire et bâtir, gâcher l'inquiétude, combler les nids-de-poule des mots, sacrifier la fontanelle de notre mémoire, relever enfin les esquisses incidentes de notre vie.
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LES TERRASSES DU CIEL
Nous n'avons qu'un instant d'expérience. Là où il y a des passagers, il y a des bateaux. Là où le ciel sert de miroir à la mésange, il y a la respiration, comme une halte magique, d'un silence habité. Quand nous rejoindrons le franc-bord du jour, nous serons, parmi d'autres, les voyageurs hésitants de son aile incendiée ; où nous voilà rencontrés.
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Préviens les quand tu disparais. Laisse les résister, ils te protégeront. Laisse les écarter les branches, espérer, retirer les épines de tes paumes. Ils disperseront leur vie. Ils te préviendront si tu dois te vêtir. N'abandonne pas que des signes, rassure les autrement, laisse tes yeux les divertir. Ils vivront sans toi. Ne crains pas de les délivrer, ils seront ton étourdissement.
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J'habite deux maisons, l'une ici, l'autre éparpillée où règne le désordre ; l'une ici, l'autre arrimée à d'innombrables musiques, répétées, prises dans les nasses d'oiseaux racoleurs ; l'une ici, l'autre abritée de noyers noirs mais si hauts, si hauts ; l'une ici, l'autre murée dans un silence exalté, offert à l'encan ; l'une ici, l'autre close, l'autre désunie, l'autre comme une urgence.
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La pièce dérobée du ciel est vide. Elle est la pièce désertée de ton histoire. Tu as passé le pont, détourné la tête. Sous ta main, le vide. Le vent ne dira pas autre chose et si tu t'attardes au parapet des nuages, c'est le vent qui te balance encore. Tu as fait ton chemin, assesseur infatigable de cette nuit qui vient.
***
Où nous allons, nous disposons de temps, de matins vifs et silencieux, de silence encore car parler est enfin inutile, nous nous égarons sur des chemins maintes fois empruntés, où chaque feuillage dessine les détours de nos premières fugues, sous le ciel, tous ces arbres accrochés aux terrasses du ciel comme des mains arrimées à nos rêves. Où nous allons pour nous-mêmes.
***
Nous dérogerons à la loi des hommes. Imperceptiblement. Ce qui comptera ? Aimer parfois, répéter sans les trahir les premiers gestes, les premières fois, les premières nuits. Et nous retrouverons les talus bleus et l'herbe adolescente, pour nous asseoir, laisser l'ombre nous enivrer, céder une place au silence et gagner notre part de désir. Aimer encore, revenir, revenir pour ces premières fois.
***
Toute ma vie est là contre la porte noire de Saint-Eustache, dans cet abri de l'ombre où je m'arrête. Toute ma vie est là, dissociée, dans l'obscur garde-fou projeté par la nuit où j'attends. Si je m'égare, c'est dans un dédale d'arches appuyées sur le ciel. Toute ma vie est là, incendiée, dans cette ombre de l'ombre de Saint-Eustache où je tombe.
***
Laisser des preuves de ces instants cassants, de cet ordre des causes et des faits où le bonheur incident est une horloge arrêtée sur midi, arc-bouter la mémoire, s'astreindre à dire et à redire, emprunter à la nuit toutes les premières fois, faire allégeance, se contenter des bruits simples d'une rue qui se vide, marcher, mentir parfois dans cet entre-deux de temps.
***
Cette femme, nous la regarderons s'éloigner. Il restera le parfum d'un bras nu, un léger haussement d'épaule, un pli froissé et fugitif au creux de ses hanches, nous lui volerons quelques secondes de vie. Là où elle sera, nous la devancerons, à peine devinée. Elle entrera dans notre histoire et nous aurons notre vie pour la retrouver, là où d'habitude elle passait.
***
Je révoquerai l'amant qui a pris ma place, je dégorgerai toute cette patience à bâtir des prisons, je briserai les serrures des rêves inutilisés. Je reviendrai devant mes juges. Je laisserai enfin se défaire ma vie. La parole me sera fatale, coup de boutoir répandu comme un bruit et cette nuit, cette nuit seulement, je serai un fuyard dans un chaos essoufflé.
***
Nouvelle année - Franchir tant d'espace ! Est-ce possible ? Qui le demande ? Qui voudrait voir et entendre ? Ai-je assez encaissé de silence ? Ce sont d'autres vies qui reviennent. Ma mémoire est rassasiée. Mais franchir tout cet espace que je n'ai pas habité ! C'est comme un saut dans le vide. Instantanément, on tombe et en tombant, on s'enflamme.
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LA TABLE DES ETOILES (1)*
Le silence a fermé le silence (2). Premières heures de disgrâce, feints sursauts que la main ne réprime pas (3), tu abandonnes à la réalité les simulacres de ton existence.
Que de vrais mensonges faits à toi-même ! Que de vraies rumeurs et tant de faux-semblants (4) !
* Les notes renvoient à "En écrivant la table des étoiles".
1 - C'est comment être seul ? Passes-tu parfois ? J'abrite une maison vide, blanche, muselée contre le ciel.
C'est comment être absent ? Où se fabrique la pensée quand elle demeure seule ? Qui répondra (5) ? Donnes-tu vie à la main que tu touches ? Les branches glissaient sous la verrière, les arbres grandissaient, j'ai atteint le bout du monde (6).
C'est comment ton nom ? Il crie encore, pour lui, face au bruit, face à lui. Il ne sait plus se regarder. Qu'as-tu dit pour enfreindre son silence ? Quels mots lui ont fermé la bouche ?
C'est comment être seul quand on est seul, qu'il ne suffit plus de marcher ou de se convaincre que l'on vit encore, ou d'aimer ? Ma maison tient par effondrements successifs, elle domine une terre évidée aux reliefs de larmes (7).
C'est comment ta vie quand tu la brades au silence, c'est comment la danse quand tu boites ? Tu achèveras sans moi chaque phrase (8).
C'est comment rire seul, dénoué du monde, affranchi de l'humain ? J'avais une maison, battue de jour, où voisinaient le soleil et ton indifférence (9).
C'est comment ton nom ? Il t'appelle, il t'appelle, pourvoyeuse d'enfants morts. Ma tête n'est plus assez grande pour t'accueillir. Déserter demeure (10).
***
2 - Cette douleur qui cesse
Dans l'abécédaire des gestes, nous détournons la tête autant de fois que la terre plie et saute sur sa trajectoire finie.
Nous résumons par des signes, peu de mots, encore moins du vocabulaire compréhensible, les risques pris à tracer le fil des battements du monde. Dans ce vide du ciel où les pas sont les seuls instants martelés du cœur, l'adjudication des vies est à notre détriment.
Le marteau qui brisera notre route, nous le tenons avec la fermeté livide de la peur, ce grand marteau contre le désespoir, tenu à grands coups d'étincelles de certitude. C'est aussi bien, c'est aussi clair. Au moins nous saurons où dénicher la fantaisie des cinq sens de notre main.
Nous habitons nos risques comme autant de vertus rédemptrices, avec vérité devenue erreur, avec intransigeance, prêt à détruire le peu de frissons nus qui nous tenaient debout. Ces ailes ne nous ont jamais permis de voler. Elles sont trop courtes, raides contre la chair, à peine soulevées, elles pèsent sur l'esprit, marches abîmées vers le ciel.
Espérer est l'erreur. Nous casserons les prophètes intérieurs qui s'évertuent à déraciner notre vie. La respiration sera alors plus forte, quand nous consentirons à lâcher prise, quand le marteau bousculé rebondira jusqu'à la dernière porte, celle où le ciel rejoint le ciel et laisse un peu de silence s'installer sur notre vie.
***
3 - Là où tu décides de penser, tu consens à l'irrégularité des chemins (11), aux instantanés du regard, tu admets l'erreur, le bonheur du labyrinthe, tu t'attardes dans les vérités et les mensonges. Et le lieu décide de ta pensée. Il est seul l'être vivant qui t'occupe, le vrai semblant où tu arraches un peu de sens. Ce n'est rien encore qu'écheveaux de feu et de grand vide, le lieu ouvert des mots où peut échouer la raison.
Sous la trille, le soleil. A droite, le vent...
***
4 - Je devinais qu'elle bougeait mais ne la voyais pas. Son artifice claquait comme un cri à plusieurs voix. Elle pouvait être apparence, son, fugacité. Elle donnait un rythme, un sens, à peine une brûlure. Elle passait. Je le pensais justement quand elle disparut réellement (12).
J'en riais.
A ce cœur démesuré qui ne m'a pas reconnu...
***
5 - Si tu entreprends ce voyage, n'oublie pas l'arrière-saison où tu as chassé tes peurs, réduit les cris, effacé ce qui faisait silence.
Dis leur que tout résiste au regret, que leur visage compte, qu'ils ont de l'avance.
Dis leur qu'au noir des ghettos, il reste des mots à tenir le cœur, qu'ils s'évaderont, c'est l'usage.
Dis leur que le temps ne se compte pas et que tu les emportes dans ta main.
Approuve leur sourire, consens à leur rêve, décide de les quitter, ordonne leur de clore les maisons inhabitées.
Rejoins-moi. Ton voyage sera long, passe avec eux de longues minutes en invectives, crie pour eux, ne les lasse pas de l'espoir que tu as entretenu et désespère leur raison, fais le noir, permets que chacun se retourne à ton passage, crie encore et disparaît.
Ne compromets pas l'arrière-temps que tu désertes, il t'a donné la force de leur sacrifice et les portes que tu fermeras sur leur visage sont autant de murmures que tu romps. Ils t'en voudront. Leur souffrance est patience et tu fuis à force de l'admettre.
Le chemin que tu prendras, considère le borné de leur disparition. Redoute la volonté d'incriminer la fatalité. Mais c'est encore ta volonté.
Approche toi de chacun d'eux, à chacun donne le meilleur de toi-même, crie encore et rejoins-moi.
Ils seront seuls au milieu de toi.
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6 - Cette naissance fut l'imprévoyance même, l'erreur d'un jugement léger, un faux bonheur. Elle vient chaque fois qu'il faut être seul, sans chemin, sans feuillage. Elle dessine la fin de l'histoire. Le fil suivi s'interrompt. Parler au soleil rend fou (13).
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7 - Tu les verras disparaître à peine rencontrés, s'extraire de ta pensée, s'évader, jaillir nus, car tu les imagines mal s'affranchir de toi, abandonner ton ventre, tricheuse d'amour.
A ce prix, tu enfantes toute la lumière du monde (14).
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8 - Ce temps pour marcher, le temps de tourner. Usage du moment, cet instinct à tendre la main, balancée d'un mur à l'autre, tentation de perdre, tentative d'aimer (15). En arrachant la main des mains qui la tenaient, a-t-elle feint de désespérer puis, arrêtée à la fenêtre, a-t-elle pleuré ?
L'ai-je toujours regardée ?
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9 - La patience lie nos rêves aux points cardinaux de l'existence. Une patience d'instants, d'apartés, cette excuse d'aller.
Nous disposons, ainsi, sur l'échiquier de la raison, nos mains attentives au soleil, à la pluie, aux fruits tombés dans la gorge. Il ne pourra tout contenir, ni tenir la lente passion à s'approcher, se toucher, se révulser sans doute. Au moins, il aura tenu sa promesse de nous aider à tenir tête. Et puis le pas est long qui nous sépare de cette rencontre. Ecartelés sur les marches du ciel, nous accomplirons ce qui gisait dans la mémoire - comme une paume lentement caressée, dans ce ventre de lune où commence le monde et s'achève la folie (16).
Après... le soleil commande. Nos yeux fermés sont apprentis. Nous apprenons tout de cette vraie patience à gagner sur nous-mêmes. Nous sortirons du monde par les portes noires du rêve, ou du savoir libre et la raison, encore inachevée, grandira.
Le temps a des béquilles que nous subtilisons.
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EN ECRIVANT LA TABLE DES ETOILES
1 - La table des étoiles, c'est le ciel. Un ciel d'une nuit d'août, grand, silencieux... Il y a quelques années. Le ciel de tous les possibles, de la conciliation avec soi-même. Un lieu où la mémoire peut se poser, se reposer, ne pas surgir à l'improviste. Je respirais enfin. C'est aussi la table de travail où les écrits, les notes et les livres s'entassent au gré des jours et des nuits. Une table pour écrire et les étoiles, des mots, reliés par les signes invisibles d'une géographie mentale à l'image de la géographie céleste. Cette table, elle met le monde à portée de mon regard. Je vis un impérieux besoin d'écrire, très ancien, toujours quotidien. Le vrai moment n'est jamais plus tard. Seulement, je n'arrive pas à m'arrêter sur chaque étoile, je les bois. Et je me vide de tout système, de toute contrainte, le ciel est ma maison.
2 - Il y a deux silences, l'un s'impose, l'autre assujetti. Chacun donne le rythme. Ce sont autant les yeux tournés vers le sol que la voix qui se tait. J'oppose aux questions le silence de la réponse. C'est la condition de l'écriture, être seul, affranchi de l'immédiat, déjà libre. Etre plein du monde dans le silence du monde. Tout commence par une non-réception. Premier état de chrysalide. Août est loin...
3 - L'écriture est illusion et ses traces indélébiles.
4 - Ecrire est l'acte équivoque par excellence, jouant sur le possible et le probable, le devenir et l'acquis, le réel et le doute. Il est la tentation de l'inespéré, à chaque détour d'idée, la tentative recommencée de se transformer, de s'amender de la réalité en tirant bénéfice des effets et des traits ajustés. Une petite ruse perpétrée chaque seconde contre la mort.
5 - Tout mon personnage tient dans cette confrontation à l'absence. Ecrire traduit une présence intouchable, disparue aussitôt perçue. C'est rendre supportable cette fuite en avant, au-devant de rencontres jugées improbables et pourtant suffi-samment dessinées pour les rendre réelles. Il s'agit toujours de ramener à la vie le cœur mort de l'absent.
6 - Ce bout du monde, je l'ai trouvé à Copenhague alors que je visitais un musée. Ce jour là, je compris la signification du sentiment de solitude. Mon regard se brisait sur la voûte blanche d'une verrière, ma vie devenait feuillage de palmiers, ruissellement d'eau, ombre des statuts de Rodin. Et rêver ne fut plus interdit. Je composais avec le temps. Je faisais provisions de temps contre la solitude.
7 - Ecrire, c'est vider une maison, physiquement. Je suis un déménageur d'esprit, pièce par pièce, dans un apparent désordre où les caisses, les objets, les rebuts s'entassent, où chaque mot finit par trouver sa place, où tout amoncellement signifie ruse, calme, émotion. L'univers est nu, devenu forcément habitable et si le regard se heurte à des murs, ce sont des murs nettoyés, légers. En bas, tout en bas, la mer bat des rochers bleus.
8 - Où passes-tu ta vie ? Quel désordre préfères-tu ? Celui du ciel ou celui, plus trompeur, des mots ? Quels sont les instants qui comptent ? Lèves-tu parfois les yeux vers d'autres regards ? C'est comment ta vie ? Quel est le principe le plus pressant : raconter ou vivre, danser ou crier, dormir ou détruire ? Ces outils nuptiaux, pour quel usage les as-tu subtilisés ? Dans quelle mémoire n'as-tu de cesse de te tenir en étranger ?
9 - Je me souviens de cette trop grande lumière au milieu de la pluie. Je suis en danger. Je comprends qu'absence est ignorance, faute d'avoir parlé, dit le plaisir, remercié le désir. Ma pensée éclate sur chaque crépitement de la pluie. Je devine une maison, rapidement visitée, étincelante sur ses fenêtres ouvertes. Mais tout est déjà vide. Seul l'éclat blanc du ciel la traverse encore.
10 - Comment penser la mort ? 10 août 1992 mêle deux expériences. L'une, d'un frère ; l'autre, toutes les autres. Et l'une et l'autre s'opposent. Leur réalité naît de cette confrontation, absence certaine et illusion de l'absence, poids binaire de la solitude. Je deviens la mort quand je tente de la penser. Ecrire, c'est au contraire déserter, fuir l'impensable, s'interdire de disparaître. Penser et écrire la mort, détruire et construire, dessin défiguré où tremble l'existence. Ecrire la mort pour ne plus y penser.
11 - De la terre sur de l'herbe, des rochers entre les étoiles, c'est le dernier souvenir que j'ai de cette marche forcée de la folie. Et j'avais écrit :
On y arrive par un chemin, tout le long des arbres et des buissons, beaucoup de pierres qui rendent la marche difficile. On s'habitue. Il tourne largement autour de petites collines encombrées de rochers, parfois dénudées en leur plus grande partie. Rien au-delà. Il se trouve à l'abri du vent et nous avançons au milieu du silence. Silence de paysage.
On y arrive, c'est-à-dire que l'on débouche sur une petite plaine resserrée autour de ses sentiers. On les voit disparaître d'un coup derrière les barrières noires des haies. Une plaine qui ne plie pas, simplement cassée à intervalles réguliers, coupée net à chaque fois que le regard tente de la rendre à un plus grand espace. Cela nous plaît, les heurts que rencontrent à la fois le pays et le ciel, mais des heurts sans gravité, si bien adaptés au pays qui les entretient qu'ils réalisent une composition parfaite.
Je dirais "pure" si je savais que ce terme puisse s'accorder avec une position naturelle des choses - et je n'en suis pas sûr.
On se plaît à marcher à pays découvert, n'ayant au-dessus de nous qu'un ciel répétitif... Après une haie, une autre haie dont l'histoire est identique à la première. Le même regard. Puis nous quittons cet endroit par un autre chemin, plus dur. On peut voir les étraves de la plaine comme autant de marques de sa vie, étrangement, de son calme.
Imaginaire, mon frère, imaginaire - 7 juin 1978.
12 - Ecrire recèle une aptitude à la mélancolie, cèle la fin de soi, défait l'horlogerie humaine. Ce heurt répété du regard sur la mémoire, écrire détruit.
Elle, comme un fruit fugace, n'a pas vraiment l'existence que je lui prête. Je la fais disparaître pour penser sa réalité. Elle ? Un visage, un parfum, un geste ou un souffle, une passante de Brassens, un masque sur un masque ; tout à la fois le rire et le cri, l'écho du cri ; une idée, une autre idée, leur contraire, la fièvre sans fin de la pensée. Elle ? Une absence qui donne tout. Ecrire est à ce prix. La marionnette des sentiments se moque de cette entrevue, fraction d'amour réduite à rien. Elle ? Mais c'est écrire encore, car elle n'existe qu'à cet instant où l'écriture avance, de regard en mémoire, de mémoire en rêve de mémoire. C'est écrire, enfin !
13 - Cette histoire nous appartient, comme un jour vert-noir, dans l'œil circulaire toujours en mouvement de l'instant, sur la grande roue d'un sentiment de fête. Cette histoire, c'est la nôtre, approchée, essai répété jusqu'à obtenir une sensation parfaite, ultime, passage pourtant infranchissable de la réalité au mot, des mots à la parole. Cette histoire, où la vie se mélange à la vie, quand le soleil est blanc, la vérité un art, quand la lumière perle, cette histoire, tentation d'existence, nous en décrivons les rites, les erreurs, les soulagements, la jouissance. Cette histoire en nous qui détruit le cœur et reconstruit la vie.
Nous avons en nous d'immenses étendues que nous n'arriverons jamais à talonner ; mais elles sont utiles à l'âpreté de nos climats, propices à notre éveil comme à nos perditions - R. Char
14 - Ecrire est l'épreuve redoutable du vide. Dans cette ombre du vide, bâtir une cathédrale ou une forteresse. Je préfère la cathédrale. C'est une femme. Matisse disait qu'il travaillait sans théorie. Bâtir exige pourtant tout l'art du calcul et de la géométrie. Est-ce possible avec des mots ? Est-ce hasard ? Est-ce magie que ces suites, ces arrangements entre sens et matière, sensations et esprit ? Ecrire n'a pas de mot pour se décrire. Il ajoutait : J'ai seulement conscience des forces que j'emploie et je vais, poussé par une idée que je ne connais vraiment qu'au fur et à mesure qu'elle se développe dans la marche du tableau. Et je vais...
15 - Ecrire est tentation et tentative. Exercice du voyeur : entrer chez les autres, s'abstraire du rideau qui le sépare d'un clair regard. En 1980, j'ai mené cet exercice de rencontre - Nous voilà rencontrés, la terre et nous - J'écrivais à René Char. A René Char - D'ordinaire, nous évoquons le silence et ce silence nous encombre. Nous partageons mal, c'est notre disgrâce et notre purgatoire. Au milieu de prochaines sensations, saurons-nous discerner les larmes qui coulèrent, le rêve soudain libéré des joies factices et hurlantes ?
Nous avons démonté, défait l'horlogerie exacte.
Devant les pièces amoncelées, notre mémoire se distrait de silence. Et nous devinons que notre cœur, lui, ne se taira pas. Indémontable, imprenable sagacité.
16 - Trouver la mesure ! La place occupée par la mémoire est si vaste !
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LES IDENTITES REMARQUABLES
A la recherche du bonheur et sa variante, le silence, à la recherche de cet instant dissident, à la frontière, parce que le monde est incomplet et sans distinction, prêt à vaciller, qui n'abrite rien que des lignes de démarcation, d'une borne à l'autre, d'une ségrégation à l'autre, monde inchangé de la douleur et du renoncement ; à la recherche du bonheur comme on respire parfois à pleine voix élevée, pour faire exception et vérifier une fois encore que nous resterons étrangers et hérétiques, en mouvement, en chute libre, d'extraction en extraction. Seule solution de continuité à l'approche du silence promis.
***
A présent progresser par ombres successives et gagner à chaque étape de nouvelles parts de mémoire. Même infimes, elles sont irrévocables et dans le jeu de miroirs qu'elles renvoient - en commémoraison - n'avoir aucun répit à brandir ces trophées et à reconnaître les événements : la chance, le rythme des successions, la fracture des concomitances, nécessairement bousculer tout, empiéter et saillir, brusquer, mordre, grandir, conjuguer les escomptes de ce temps perdu, en soulever les traces jusqu'à plus soif dans un dédain furieux, ouvrir enfin le répertoire de ce jadis interminable fait d'empreintes, parfois de feu, inapproché, inassouvi, intact dans le tombeau ouvert.
***
Soudain à l'extrémité de la passerelle apparaît le faucheur appliqué. Il pénètre sur nos terres. Nous l'avons côtoyé. Le revoilà enfin, transfuge des peurs enfantines, branlant d'un pas menteur le pont qui nous servait de passage. Nous pensions comprendre la logique de nos préjugés et les raisons de nos erreurs. Erreur ! Comment imaginer se démettre quand la promesse de la mort, au lieu d'éveiller en nous une crainte salutaire, nous pousse à tolérer cette main patiente à nous décerveler. Nous l'aurons mérité ce coup de faux dans le ventre car l'enchanteur en nous à quelques longueurs d'avance sur notre résignation.
***
C'est dans la nature de la promesse de miroiter, d'augurer d'autres instants encore à naître, de gager une partie de nous-mêmes en avance, loin devant, d'hypothéquer notre vie dans des irradiations indistinctes et ce serment fait à l'avenir nous engage à attendre. Voilà la prison, astreint toujours à supporter une parole espérée ou un geste attendu, immobile dans cette espérance. Nous invoquons seulement sans outrepasser notre foi en ce qui pourrait venir. Maudite espérance, éblouissante prédiction, nous nous courberons et nous reculerons quand, parce que le temps sera venu, nous comprendrons que le signe était faux et la promesse un leurre.
***
Il faudrait saisir, c'est-à-dire comprendre, dans toutes ses dimensions, spatiales, temporelles, architecturales, l'instant-là, donner le ton juste, en débusquer l'harmonie extérieure et les dissonances intérieures, interpréter de multiples manières le hasard qui le fait naître et la nécessité qui en façonne sa substance, exposer très précisément cette mise en scène et imaginer qu'il n'y a rien de comparable, qu'il existe seulement parce qu'il passe, démonter cet agencement fabuleux de silence et de fulgurances, en débusquer l'ironie car autour de soi les murs et les objets sont communs mais utiles à notre histoire, cet instant-là qui se satisfait de n'importe quel décor.
***
Dans cette séparation, le diable prend sa place. Il devine nos faiblesses et fustige nos dégorgements. Il fait mieux, Exultate ivre, exultate idolâtre, il a le monopole du rire prodigieux et halluciné. Il troque sa dette contre notre bonne conscience. Nous sommes en quarantaine depuis tant de siècles, dans l'entre-deux schizophrène de la joie et de la peine. Il fait mieux : il fouaille nos blessures, il travaille, dit-il, à parfaire nos dépouilles et, en bouffon, il donne à ses pirouettes des allures de bénédiction. Même éventré, notre pensée peut-elle pourrir comme un corps se défait ? Exultate ! Exultate !
***
Attendre dans l'entre-deux, cette mi-temps éternelle entre l'instant - le bel aujourd'hui - et plus tard, en avance sur tout silence qui vient. Il prend fin qu'il est encore dans notre légèreté à vivre et notre insistance à contrevenir - défense et illustration de notre seule morale - à cette disparition en nous du reniement du vrai plaisir. Etre dans cette parenthèse autant qu'il le faudra. Cette insistance à démanteler, en nous, ce qui vient d'être et que nous avons brûlé dans l'urgence, cette insistance nous trahit ; nous serons expulsés, obligés de mentir : le bonheur était là et nous étions le bonheur, assurément.
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Admettons que les identités qui nous occupent soient seulement un amas hétéroclite de sensations, de bruits et de divagations, qu'au fond notre esprit se soit mépris et que, dans une ultime ironie, il ait eu l'habileté de nous donner à interpréter les vides et les pleins d'une histoire dérobée à notre propre histoire, dans les méandres d'une vie où le cri faiblit et le geste s'estompe. C'était notre expérience ces invectives comme des murmures rehaussés d'une plainte inécoutée, l'expérience du mensonge fait à nous-mêmes : dans la confusion, il était légitime de tenir la chronique des coïncidences singulières d'un passé attendu.
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L'ivresse est à quatre mains, irrévérencieuse, dans l'ordre des choses, dans l'ordre des concessions sur soi-même jusqu'à cesser de vivre. Du premier au troisième jour, il n'y eut que bavardages et chuchotements, des craquements inaudibles, de pauvres étreintes, comme un désordre aux portes des chambres vides. Les deux jours suivants ont été un seul instant de feu, sans intimité, de râle en revendication, de rire en destruction, comme un seul cri, la tête rejetée en arrière dans les lumières vociférantes. Le sixième jour fut une supplique pour recommencer. Après la confiance manqua et tout fut abandonné. Ne resta qu'un souvenir d'ivresse.
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Cette insistance à battre le feu. Le désert avance, l'armature végétale est réservée derrière des barrières droites, suffisantes. Il est interdit d'organiser la succession des mouvements. Tout bouge dans un souffle immobile. C'est ainsi. L'œil est fixe, la respiration arrêtée, le silence installé dans le regard, vision rendue infirme et défaite. Les étais du ciel s'effacent sous le feu, il y a tant de blessures que la patience n'y suffit plus. Il faudrait renoncer ? S'arc-bouter par lassitude ? Devenir étai et brûler ? Finir par espérer ? Ou faire un pas, éprouver cet écart en soi, faire un autre pas.
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Débuter ? La question revient, lancinante. Débuter comme un novice hésitant dans ses premiers pas. En haut, le ciel désordonné. En bas, les mouvements silencieux de l'air qui s'ajoutent au silence en soi. Plus bas encore, mais peut-on descendre ainsi sans perdre la raison de cette marche, l'horizon cassé resurgit dans des prisons de feu chaque fois que la parole manque pour dire l'amour. A tous les étages du monde, débuter reste toujours d'actualité avec ou sans amour, avec ou sans retour. A tous les instants de soi, ouvrir et fermer la page de ces premiers instants à l'incidence du commencement.
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Il y a deux naissances en soi. L'une ramène au jour chaque jour, inassouvie ; l'autre vient parfois dans le silence de soi, inscrite dans cette part irréductible d'espérance et d'orgueil d'être, part humaine. Qui arrête la première ? Qui dément la seconde ? Qui prétend s'en réserver l'usage ? Tout fuit au détriment de cette place à prendre. Voilà où s'arrête la résurgence de la vie : contre le vide qui la met à bas, contre l'ombre qui en dissimule le chaos, contre soi qui ne peut ni penser ni agir, ni feindre d'accepter ce qui la détruirait quand même.